Le pâté  de Chartres

 

J’étais assis devant une table chargée de ces bonnes choses

que le pays de France produit pour les gourmets.

Je mangeais d’un pâté de Chartres, qui seul ferait aimer la Patrie. 

Anatole France (1)

 

 

En fabriquait-on déjà au XVIIsiècle ou fut-il créé plus tardivement ? Le mystère demeure… Quoi qu’il en fût, le pâté de Chartres, s’est imposé d’emblée comme une « véritable pièce de résistance », dont les premiers amateurs furent, d’après Edmond Richardin (2), « des chasseurs et des commis voyageurs affamés par des longues courses ». Sans doute était-il à la fois savoureux et roboratif… Loin des fastes des tables raffinées…

 

« Il est indépendant et national, le pâté de Chartres, il aime à prendre ses coudées franches ; il est l’ennemi des cérémonies et s’accommode très mal des grands repas. Il n’a point les prétentions du pâté de Strasbourg, et, comme les truffes, il n’offre point à tout venant sa banale obséquiosité. Il aime surtout le laisser-aller des déjeuners d’amis… Il n’exige point d’apprêts, point de grandes invitations. Un rendez-vous de chasse, un tapis de verdure ou un rideau de feuillage, voilà la table et la salle à manger qui lui plaisent ; une société joyeuse et choisie, des chasseurs ou des vaudevillistes, des femmes bas-bleus ou des grisettes, voilà les convives qu’il préfère. Il aime la forêt  dont il est issu, le rabat qui l’a mis au monde, le bruit lointain des cors et les aboiements des chiens. » Cet éloge du pâté de Chartres, dû à la plume de Henri Lizier (3), montre bien l’importance de cette spécialité au XIXsiècle. Le même auteur ajoute : « Les Français, et surtout les Parisiens, aiment en lui cette croûte légèrement dorée et cet intérieur si délicat pour la perfection desquels il a fallu réunir le froment le plus pur de Beauce, le beurre le plus frais des pâturages de nos vallées, le guignard de nos plaines ou les bécasses de nos prairies […]. »

 

Aujourd’hui disparu, le guignard était autrefois apprécié des chasseurs. Cet échassier, de la taille du pluvier doré, qui niche en Scandinavie et survole parfois la France lors de ses migrations vers le bassin méditerranéen, est largement mentionné par le fin gourmet que fut Grimod de la Reynière (4) : « Le guignard traverse en septembre les plaines de la Beauce ; et les gourmands prélèvent un succulent tribut sur ces oiseaux voyageurs : on les met à la broche, on leur fait de plus subir les mêmes métamorphoses qu’au pluvier ; les pâtés qu’on en forme sont des morceaux de prince. » À la fin du même siècle, l’oiseau connut une égale faveur. « La chair de cette espèce de pluvier est délicate, succulente, légèrement stimulante et de facile digestion, tout en étant fortifiante. […] On le met à la broche comme le pluvier : il sert aussi à confectionner d’excellents pâtés connus sous le nom de pâtés de Chartres. » lit-on dans une encyclopédie d’économie domestique (5).

 

La notoriété de cette spécialité chartraine ne se limitait donc pas au pays chartrain. À Paris, il était de bon ton de se rendre dans la belle boutique de comestibles de Corcellet, au Palais-Royal, pour s’approvisionner en pâtés « de poulardes et de guignards de Chartres » (6). En fait, le pâté de Chartres devait sa renommée à deux pâtissiers : Philippe, ancien cuisinier du duc d’Orléans, qui vint s'établir à Chartres (7), et Le Moine, son ancien élève et rival. Les deux maisons étaient installées à peu de distance, dans l’îlot qui existait jadis à la place de l’actuelle place du Cygne. Voyant grandir la réputation de son élève, le maître crut avoir besoin d’un peu de réclame. Il s’adressa alors à un jeune poète et, dans le journal local, vers 1784, parut sous le titre La nouvelle philippique une épître signée « par un amateur ». Cet anonyme n’était autre que Collin d’Harleville, futur membre de l’Académie française, qui écrivit notamment :

                           « Bien qu’en ma friande Patrie

                           Philippe ait de nombreux rivaux

                           Dans l’art de la pâtisserie

                           Jamais Philippe n’eut d’égaux ».

Le Moine se sentant visé répondit, également en vers. Le « duel culinaire » par poètes interposés dura des mois ! Ces joutes oratoires ne nuirent toutefois pas à la célébrité du fameux pâté. Au début des années 1810, Le Moine marchait avec succès sur les traces de son prédécesseur. Il « est aussi digne que lui d’être chanté par les Muses. », écrit Grimod de La Reynière (8). « En attendant, il nous a été recommandé par les Grâces ; et l’intérêt que prend à ses succès la belle Mademoiselle Sophie Proust, de Chartres, est justifié par les excellens Pâtés de volaille qu’il expédie dans toute la France », ajoute-t-il. Trois décennies plus tard, le grand fabricant de pâtés de Chartres demeurait le sieur Le Moine, dont le talent était partout célébré. Une anecdote lui est associée : en avril 1844, ce pâtissier acheta quelque cinq cents « cailles vertes » pour les engraisser aux fins de les transformer en pâtés… C’était là enfreindre la nouvelle loi réglementant la chasse, et ce bien que les oiseaux aient été acquis avant sa promulgation. Les cent treize cailles ayant échappé à la casserole furent donc saisies, et l’affaire fut jugée devant le Tribunal correctionnel de Chartres. Le contrevenant fut condamné à une amende de cinquante francs, et les cailles saisies furent remises à l’Administration des hospices, laquelle, deux jours après le jugement, fit montre d’une grande clémence en libérant dans la nature ces volatiles gras et dodus. Une liberté susceptible de prendre fin dès septembre et l’ouverture de la chasse !

 

Certes, au XIXsiècle et au tournant du XXe, la caille de Beauce était réputée, et la renommée du pâté de Chartres n’était plus à faire… Mais ce pâté se faisait aussi alors avec d’autres oiseaux (perdrix, perdreau, alouettes), qui abondaient sur le marché de Chartres à l’époque de la chasse — ce qui explique qu’en 1906, dans sa France Gourmande, Fulbert Dumonteil allait le qualifier de « divin » et l’associer au pâté de Pithiviers dans son texte consacré aux alouettes. Cependant, il semble que la formule à base de perdreau était alors la plus répandue. À propos de cette préparation, servie lors d’un grand dîner donné, le 6 décembre 1876, chez le marquis de Quinsonnèse de Viéval, grand aristocrate parisien,  dans le cadre des « épreuves gastronomiques » mises en place par le « cénacle gastrologique » présidé par le duc de Chavigney, Édouard Nignon devait écrire : « Le Pâté de chartres qui a conquis une si belle renommée par delà les limites mêmes du Pays Beauceron, n’est pas près de connaître l’oubli ! » (9) Il arrivait aussi que le pâté fût confectionné avec du lièvre, mais il convient de noter que, pour être préparé à l’identique, ce « pâté de Nogent-le-Rotrou » ne parvint jamais à la renommée de celui de Chartres. Lequel connut son apogée à la fin du XIXsiècle, avec le pâtissier Voisin — en 1885, celui-ci fut lauréat d’un concours culinaire qui se tint à Paris et où il obtint « une médaille d’or de première classe, à titre exceptionnel, pour l’excellence de ses pâtés de Chartres ».

 

Parmi les gourmets qui s’intéressèrent à ce pâté : Honoré de Balzac. « Ma femme de ménage nous servit des huîtres, du vin blanc, une omelette, des rognons à la brochette, un reste de pâté de Chartres que ma vieille mère m' avait envoyé, puis un petit dessert, le café, les liqueurs des îles .

              Mongenod, à jeun depuis deux jours, se restaura. En parlant de notre vie avant la Révolution, nous restâmes attablés jusqu' à trois heures après-midi, comme les meilleurs amis du monde. » (L’Envers de l’Histoire).

 

Mais, au fil du XXsiècle, l’art culinaire évolua considérablement, et les pâtés furent délaissés… « La cuisine nouvelle appelait des changements politiques. Elle les a. Ont été relégués dans le domaine du folklore le fameux pâté de canard d’Amiens, le pâté de perdreau de Chartres, celui de Pithiviers où les mauviettes affrontent les trotteurs de Vincennes […]. », déplore le chroniqueur gastronomique James de Coquet, au début des années 1980. Aujourd’hui, la fabrication du pâté de Chartres n’est plus l’apanage des pâtissiers, mais aussi des charcutiers.

 

© A. Perrier-Robert

 

 

Pâté de canard façon de Chartres

 

Faites 750 grammes de farine de pâte à pâté.

                         Préparez 600 grammes de farce avec chair de noix de porc et lard par parties égales, assaisonnée de sel épicé. Ajoutez à la farce échalote hachée et bien lavée et persil haché.

                 Videz, flambez et épluchez un caneton. Découpez-le comme un poulet pour fricasser. Mettez-le dans une terrine avec échalote hachée et lavée, persil haché, sel épicé et une cuillerée à bouche d’huile d’olive.

                      Prenez les trois quarts de la pâte, moulez-la, abaissez-la ronde, dressez-la à 7 centimètres de hauteur et 16 de largeur. Mettez une couche de farce dans le fond. Rangez les morceaux de canard sur la farce. Recouvrez d’une couche de farce. Mettez une barde de lard, une feuille de laurier. Faites un couvercle. Finissez le pâté. Percez le milieu d’un trou assez grand pour qu’il ne se ferme pas à la cuisson, et faites cuire […] (une heure un quart à four papier brun).

               Sitôt retiré du four, il faut boucher le trou avec un morceau de pâte. Servir deux jours après. »

 

Jules Gouffé

Le livre de pâtisserie

Le Pâté de Chartres selon Edmond Richardin

L’Art du Bien Manger, 1913

 

Prendre quatre perdreaux de plaine, tués depuis quatre jours, les flamber, vider et ouvrir par le dos. Les piquer sur les filets de gros lardons : on dit les fusiller ! Garnir l’intérieur de farce, composée de lard frais, veau et panne à raison d’un tiers de chaque (il faut pour tout à l’heure conserver la moitié de la farce).

                 Faites d’autre part une bonne pâte au beurre, ferme ; étendez-la sur la table en une large abaisse bien ronde ; au centre, déposez un lit de farce, couchez-y vos perdreaux que vous entourez en tous leurs interstices et en hauteur du reste de votre farce, comme un château fort casematé. Là ! des deux mains prestes et habiles, par la pression combinée des doigts, vous élevez autour de votre mamelon, ne laissant aucun vide entre le mur et la garnison. Avant de souder le couvercle, mettez sur le tout un bon morceau de beurre de Prunay. Une feuille de laurier, pincez tout autour, dorez à l’œuf et cuisez à bon four. 

Selon une très ancienne recette du Pays de Beauce Chartraine…

Édouard Nignon, Éloges de la cuisine française, 1933

 

Préparez une fine farce avec 600 grammes de filet mignon de veau privé de ses nerfs, et 600 grammes de lard gras frais ; ajoutez sel, poivre, épices ; pilez le tout en pâte et tamisez. Ajoutez un verre de cognac, un autre de madère, et 150 grammes de purée de foie gras ; laissez reposer le tout pendant 3 heures.

                D’autre part, désossez 3 perdreaux et mettez-les à mariner dans un mélange de madère et de cognac, avec sel et poivre, pendant 3 heures également. Remplissez-les de la farce en forme de mignonnes galantines.

             Faites une abaisse de fine pâte à foncer de forme ovale, garnissez-en le centre d’une couche de farce, enfin de bardes de lard gras frais ; formez du tout un dôme agréable, et, par, une pression savante des doigts, faites monter la pâte autour du dôme jusqu’à le dépasser. Soudez un couvercle en le pinçant tout autour en forme de crête. Cuisez à four moyen ; quand le pâté sera froid, remplissez-le d’une gelée au fumet de perdreau. 


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