DU GOUT  ET DE LA 

GOURMANDISE

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre,

Études de la nature, 1784

 

« Il n’y a point de sensation physique qui ne fasse naître en lui quelque sentiment de la Divinité.

                                  Á commencer par le sens le plus grossier de tous, qui est celui du boire et du manger, tous les peuples dans l’état sauvage ont cru que la Divinité avait besoin de soutenir sa vie par les mêmes moyens que les hommes : de là est venue dans toutes les religions l’origine des sacrifices. C’est encore de là qu’est venu chez beaucoup de nations l’usage de porter des aliments sur les tombeaux : les femmes des Sauvages de l’Amérique étendent ce soin jusqu’aux petits enfants qui sont morts à la mamelle. Lorsqu’elles leur ont rendu les devoirs de la sépulture, elles viennent tous les jours, pendant plusieurs semaines, verser de leur sein quelques gouttes de lait sur leurs petits tombeaux ; c’est ce qu’affirme le jésuite Charlevoix, qui en a été souvent le témoin. Ainsi, le sentiment de la Divinité et celui de l’immortalité de l’âme sont liés avec nos affections les plus animales, et surtout avec l’amour maternel.

                          Mais l’homme ne s’est pas contenté de partager ses aliments avec des êtres intellectuels, et de les inviter en quelque sorte à sa table ; il a cherché à s’élever par eux à l’effet physique de ces mêmes aliments. Il est très-remarquable qu’on a trouvé plusieurs peuples sauvages qui avaient à peine l’industrie de se procurer des aliments, mais aucun qui n’eût celle de s’enivrer. L’homme est le seul de tous les animaux qui soit sensible à ce plaisir. Ceux-ci sont contents de rester dans leur sphère ; l’homme s’efforce toujours de sortir de la sienne. L’ivresse exalte l’âme. Toutes les fêtes religieuses chez les Sauvages, et même chez les peuples policés, sont suivies de festins, où l’on boit à perdre raison : on commence, à la vérité, par jeûner, mais on finit par s’enivrer. L’homme renonce à la raison humaine, pour exciter en lui des émotions divines. L’effet de l’ivresse est de jeter l’âme dans le sein de quelque divinité. Vous entendez toujours les buveurs chanter Bacchus, Mars, Vénus, ou l’Amour. Il est encore très-remarquable que les hommes ne se livrent au blasphème que dans l’ivresse ; car c’est un instinct aussi ordinaire à l’âme de chercher la Divinité lorsqu’elle est dans son état naturel, que de l’abjurer lorsqu’elle est corrompue par le vice.  »


Le Goût

 

Voltaire

Dictionnaire philosophique, 1764

 

Le goût, ce sens, ce don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues la métaphore qui exprime, par le mot goût, le sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts : c’est un discernement prompt, comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est, comme lui, sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement : il est souvent, comme lui, incertain et égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin, comme lui, d’habitude pour se former.

                       Il ne suffit, pour le goût, de voir, de connaître la beauté d’un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché. Il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une manière confuse ; il faut démêler les différentes nuances. Rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; et c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des arts, avec le goût sensuel : car le gourmet sent et reconnaît promptement le mélange de deux liqueurs ; l’homme de goût, le connaisseur, verra d’un coup d’œil prompt le mélange de deux styles ; il verra le défaut à côté de l’agrément […].

                     Comme le mauvais goût, au physique, consiste à n’être flatté que par des assaisonnemens trop piquans et trop recherchés, ainsi le mauvais goût dans les arts est de ne se plaire qu’aux ornemens étudiés, et de ne pas sentir la belle nature. 


La Gourmandise

 

Marcel Aymé,

La Fosse aux Péchés, in « Le Vin de Paris », 1947

 

« L’apparition de la Gourmandise ne manqua pas de nous surprendre beaucoup. Nous attendions un monstre difforme et nous vîmes un bourgeois cossu, très bien mis et presque élégant malgré l’ampleur de son ventre, ses membres un peu courts et son cou d’apoplectique. Vêtu d’un habit bien coupé, la fleur à la boutonnière et le haut de forme légèrement rejeté sur la nuque, il avait dans sa démarche pesante, dans les gestes de ses petites mains potelées et jusque dans le port de tête, une certaine préciosité qui restait décente. Quoique noyés dans la graisse qui lui mangeait les yeux et débordait par la cassure du col, les traits de son visage enluminé gardaient une surprenante finesse, particulièrement son nez court, d’un dessin délicat, et sa bouche puérile en forme de cœur. Á mesure qu’elle se rapprochait de notre groupe, je saisissais mieux sa véritable physionomie. Sous son apparence de souriante bienveillance et malgré la délicatesse des traits, l’expression du visage était dure et rusée. Les petits yeux bridés par la graisse avaient un regard froid, étrangement lucide. Á l’examen, la Gourmandise ne semblait pas moins redoutable que les autres monstres. Lorsque s’engagea le duel, nous étions tous consumés du regret de ne pouvoir combattre et les plus emportés participaient à l’action en encourageant le pasteur de la voix et du geste.

                     — Vas-y, toto, au buffet ! s’écria un matelot. Au buffet !

                     Á ces mots, la Gourmandise parut troublée et jeta un coup-d’œil par-dessus l’épaule, tandis que les spectateurs reprenaient en chœur :

                     — Au buffet, toto ! Au buffet !

                     — De quel buffet parlez-vous ? demanda la Gourmandise qui se tourna de notre côté en négligeant de se garder. Il y a donc un buffet ?

                     La réponse lui fut donnée par l’épée du pasteur, qui lui perça le flanc et sortit par le ventre. Lorsque son corps se fut vidé de sang, il apparut que son habit noir, son haut de forme et ses escarpins avaient pris une teinte gris clair et que toute cette garde-robe était façonnée par la nature avec la substance-même de la bête. C’est un phénomène curieux qui pourra intéresser les savants et amuser la jeunesse.

                    — J’ai une faim de tonnerre ! s’écria la capitaine du cargo.

                    — Au suivant !  »


Chromo publicitaire pour l'alcool de menthe Ricqlès. Illustration d'Henri Gerbault.

La gourmandise,

une « sensualité basse » ?

 

Jean-Jacques Rousseau

Émile, ou De l’éducation, livre V

 

« J’ai dit que Sophie était gourmande. Elle l’était naturellement ; mais elle est devenue sobre par habitude, et maintenant elle l’est par vertu. Il n’en est pas des filles comme des garçons, qu’on peut jusqu’à certain point gouverner par la gourmandise. Ce penchant n’est point sans conséquence pour le sexe ; il est trop dangereux de le lui laisser. La petite Sophie, dans son enfance, entrant seule dans le cabinet de sa mère, n’en revenait pas toujours à vide, et n’était pas d’une fidélité à toute épreuve sur les dragées et sur les bonbons. Sa mère la surprit, la reprit, la punit, la fit jeûner. Elle vint enfin à bout de lui persuader que les bonbons gâtaient les dents, et que de trop manger grossissait la taille. Ainsi Sophie se corrigea : en grandissant elle a pris d’autres goûts qui l’ont détournée de cette sensualité basse. Dans les femmes comme dans les hommes, sitôt que le cœur s’anime, la gourmandise n’est plus un vice dominant. Sophie a conservé le goût propre de son sexe ; elle aime le laitage et les sucreries ; elle aime la pâtisserie et les entremets, mais fort peu la viande ; elle n’a jamais goûté ni vin ni liqueurs fortes : au surplus, elle mange de tout très modérément ; son sexe, moins laborieux que le nôtre, a moins besoin de réparation. En toute chose, elle aime ce qui est bon et le sait goûter ; elle sait aussi s’accommoder de ce qui ne l’est pas, sans que cette privation lui coûte.»


« J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma grand’mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. »

 

 Marcel Proust

Du côté de chez Swann


Un homme gourmand

 

Émile Zola

L’Assommoir

 

« Virginie, après des hésitations, s'était décidée pour un petit commerce d'épicerie fine, des bonbons, du chocolat, du café, du thé. Lantier lui avait vivement conseillé ce commerce, car il y avait, disait-il, des sommes énormes à gagner dans la friandise. La boutique fut peinte en noir, et relevée de filets jaunes, deux couleurs distinguées. Trois menuisiers travaillèrent huit jours à l'agencement des casiers, des vitrines, un comptoir avec des tablettes pour les bocaux, comme chez les confiseurs. Le petit héritage, que Poisson tenait en réserve, dut être rudement écorné. Mais Virginie triomphait, et les Lorilleux, aidés des portiers, n'épargnaient pas à Gervaise un casier, une vitrine, un bocal, amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beau n'être pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos souliers et vous écrasent.

                        […] Lantier avait conquis ce coin-là. La boutique et la boutiquière allaient ensemble. Il venait de manger une blanchisseuse; à présent, il croquait une épicière ; et s'il s'établissait à  la file des mercières, des papetières, des modistes, il était de mâchoires assez larges pour les avaler.

                           Non, jamais on n'a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre. Lantier avait joliment choisi son affaire en conseillant à Virginie un commerce de friandises. Il était trop Provençal pour ne pas adorer les douceurs ; c'est-à-dire qu'il aurait vécu de pastilles, de boules de gomme, de dragées et de chocolat. Les dragées surtout, qu'il appelait des “ amandes sucrées ”, lui mettaient une petite mousse aux lèvres, tant elles lui chatouillaient la gargamelle. Depuis un an, il ne vivait plus que de bonbons. Il ouvrait les tiroirs, se fichait des culottes tout seul, quand Virginie le priait de garder la boutique. Souvent, en causant, devant des cinq ou six personnes, il ôtait le couvercle d'un bocal du comptoir, plongeait la main, croquait quelque chose ; le bocal restait ouvert et se vidait. On ne faisait plus attention à ça, une manie, disait-il. Puis, il avait imaginé un rhume perpétuel, une irritation de la gorge, qu'il parlait d'adoucir. Il ne travaillait toujours pas, avait en vue des affaires de plus en plus considérables ; pour lors, il mijotait une invention superbe, le chapeau-parapluie, un chapeau qui se transformait sur la tête en rifflard, aux premières gouttes d'une averse ; et il promettait à Poisson une moitié des bénéfices, il lui empruntait même des pièces de vingt francs, pour les expériences. En attendant, la boutique fondait sur sa langue ; toutes les marchandises y passaient, jusqu'aux cigares en chocolat et aux pipes de caramel rouge. Quand il crevait de sucreries, et que, pris de tendresse, il se payait une dernière lichade sur la patronne, dans un coin, celle-ci le trouvait tout sucré, les lèvres comme des pralines. Un homme joliment gentil à embrasser ! Positivement, il devenait tout miel. Les Boche disaient qu'il lui suffisait de tremper son doigt dans son café, pour en faire un vrai sirop. »

Revue de laboratoires pharmaceutiques.


Dame Tartine

 

Il était une Dame Tartine

Dans un beau palais de beurre frais.

La muraille était de praline,

Le parquet était de croquets,

La chambre à coucher

De crème de lait,

Le lit de biscuit,

Les rideaux d'anis.

 

Elle épousa Monsieur Gimblette

Coiffé d'un beau fromage blanc.

Son chapeau était de galette,

Son habit était de vol-au-vent,

Culotte en nougat,

Gilet de chocolat,

Bas de caramel

Et souliers de miel.

 

Leur fille, la belle Charlotte

Avait un nez de massepain,

De superbes dents de compote,

Des oreilles de craquelin.

Je la vois garnir

Sa robe de plaisirs

Avec un rouleau

De pâte d'abricots.

 

Voici que la fée Carabosse,

Jalouse et de mauvaise humeur,

Renversa d'un coup de sa bosse

Le palais sucré du bonheur.

Pour le rebâtir,

Donnez à loisir,

Donnez, bons parents,

Du sucre aux enfants.


Souvenirs d’enfance

 

Comte Joseph d’Estourmel,

Souvenirs de France et d'Italie dans les années 1830, 1831 et 1832, 1861

 

« […] on illuminait la rue*, et des rangées de figures en sucre peint étaient exposées symétriquement devant les nombreuses boutiques de confiseurs. On y voyait en outre une infinité de bonbons de toute espèce, et je me trouvai à même de satisfaire la passion favorite de mon enfance, qui probablement survivra à celles de ma jeunesse : je veux parler d’un goût effréné, je pourrais dire révolutionnaire, pour les friandises. Son développement remonte à 1795, lorsqu’on emmena ma famille dans les prisons d’Amiens ; je n’avais pas encore dix ans. Notre proconsul, André Dumont, avait reconnu qu’on ne commençait à conspirer qu’à cet âge, et que les louveteaux, comme il appelait des ci-devants, n’avaient jusque-là que leurs dents de lait. On me laissa donc dans le manoir paternel, dont je demeurai le seul hôte avec ma bonne, et dans ma chambre proche la sienne il y avait une grande armoire fermée dont le contenu m’intriguait. Je parvins à découvrir que c’était un dépôt de douceurs de tout genre que ma mère avait accumulées en partant, et dont elle aurait dû mieux serrer la clef, un amas de dragées, de confitures et de romans non moins sucrés. Ce genre était à la mode alors ; on aimait les pastorales quand l’échafaud était en permanence, […]. Je dévorai indistinctement livres et bonbons. Le jour, je craignais d’être surpris ; mais quand ma bonne était couchée, je reprenais ma lecture ; je revenais à mes moutons et je faisais en même temps de bons petits repas tout sucre et tout miel. Finalement, l’armoire y passa ; les douceurs confites, les douceurs écrites ; et, comme les impressions sont vives à cet âge, mes affections restèrent assez longtemps partagées entre les Délassements de l’homme sensible d’Arnaud-Baculard et la gelée de pommes de Rouen, jusqu’à ce que cette dernière l’ait emporté. Quand mes parents revinrent de captivité ils trouvèrent les tiroirs vides, mais bien d’autres oiseaux s’étaient envolés. On me gronda peu ; il est vrai que j’arrêtai le cours des réprimandes par un raisonnement qui ne manquait pas de dignité : si l’on avait, disais-je, laissé la clef sur la porte, si l’on s’était fié à moi… mais soupçonner ma continence, cacher la clef comme si j’étais un gourmand, comme si l’on me croyait capable de dévaliser une armoire, de m’approprier des confitures, de manger les dragées d’autrui ! Fi ! D’ailleurs on trouva un dédommagement dans l’amélioration de mon caractère ; ma bonne remarquait qu’il s’était singulièrement adouci en 1793, ce qui tenait moins au régime de la Terreur qu’à celui que j’avais suivi et à tout ce sucre et ces bergeries  que je m’étais infusés. »

 

*  Le Comte Joseph d’Estourmel se trouve à Palerme.


Gourmandise ou gloutonnerie ?

 

Plutarque

Œuvres morales, Préceptes d’hygiène, 6

 

« Socrate, pour commencer par lui, conseillait de se mettre en garde contre les mets et les boissons qui invitent à manger et à boire quand on n'a ni faim ni soif. Il ne les interdisait pas complètement, mais il enseignait à n'en user que dans l'occasion et à subordonner aux convenances de la nécessité le plaisir qu'ils offrent, comme dans les Gouvernements on applique à l'entretien des armées l'argent destiné à payer des places au théâtre Ce que les aliments ont d'agréable n'est salutaire que dans la proportion où ils sont nutritifs. Qu'ayant encore faim on mange de bonnes choses tout en mangeant par nécessité, c'est au mieux ; mais il ne faut pas que d'une façon exceptionnelle on provoque des besoins factices quand les appétits naturels sont satisfaits. De même que Socrate ne regardait pas non plus la danse comme un exercice désagréable, de même celui à qui les gâteaux et les friandises d'un dessert tiennent lieu de souper et de viandes n'en est pas incommodé sensiblement. Mais lorsqu'on a eu sa mesure naturelle et que l'on s'est assez rempli, il faut tout particulièrement se garder de toucher à ces friandises ; et en de telles choses la gourmandise et la gloutonnerie ne sont pas moins à fuir que l'inconvenance et la vanité. Ces deux derniers défauts nous excitent souvent à manger et à boire sans que nous ayons ni faim ni soif, et nous suggèrent les fantaisies les plus folles et les plus détestables. Nous croyons, parce qu'un mets est rare ou coûteux, que nous serions bien maladroits de ne pas profiter de l'occasion qui nous est offerte de nous en régaler, comme par exemple s'il s'agit de tétines de truie, ou de champignons d'Italie, ou de gâteaux de Samos, ou de neige d'Égypte. Cette sotte vanité devient une espèce de fumet appétissant qui souvent nous pousse à manger des mets vantés et rares. Nous contraignons notre estomac à les recevoir sans nécessité, afin de pouvoir le raconter à d'autres et de faire envier le bonheur que nous avons eu de goûter à des choses d'un si grand prix et si difficiles à se procurer. »

Joseph Kuhn Renier,

La consommation immodérée de gâteaux au sésame et de bonbons au miel,

illustration tirée des

Œuvres d'Hippocrate, 1934.


Le glouton

 

Jean de La Fontaine,

conte tiré d’Athénée

 

« Á son souper un glouton

Commande que l’on apprête

Pour lui seul un esturgeon.

Sans en laisser que la tête,

Il soupe ; il crève. On y court ;

On lui donne maints clystères.

On lui dit, pour faire court,

Qu’il mette ordre à ses affaires.

Mes amis, dit le goulu,

M’y voilà tout résolu ;

Et puisqu’il faut que je meure,

Sans faire tant de façon,

Qu’on m’apporte tout à l’heure

Le reste de mon poisson. »


Le mangeur et le glouton

 

Honoré de Balzac

Physiologie gastronomique

 

« Les dispositions gastronomiques sont subordonnées aux qualités physiques et morales des hommes : toujours aussi, l’influence combinée de ces deux principes qui, selon les cas, se modifient mutuellement ou s’impriment une plus grande activité, détermine la catégorie dans laquelle on doit placer le sujet. S’il y a quelques êtres mixtes, espèces d’eunuques ou d’hermaphrodites en gastronomie, qui appartiennent à toutes les catégories sans appartenir à aucune ; c’est la médiocrité du genre. Nous ne nous occuperons pas de cet être si commun, mais si méprisable. Le plus bel apanage de l’homme est d’être lui, d’avoir un caractère distinctif.

                            Le sujet sans contredit le moins estimable de la gastronomie, c’est le glouton ; il mange…, il mange encore…, il mange toujours…, mais sans méthode, sans intelligence, sans esprit ; il mange, parce qu’il a faim, toujours parce qu’il a faim. C’est une disposition physique, indépendante de son intelligence ; c’est un appétit vorace ; c’est un besoin impérieux des sens.

                            Le glouton ignore le principe élémentaire de la gastronomie, l’art sublime de broyer ! il avale les morceaux entiers ; ils passent dans sa bouche sans chatouiller son palais, sans éveiller la plus petite idée ; ils vont droit se perdre dans un estomac d’une capacité effrayante.

                            Le glouton est beaucoup plus qu’un animal ; il est beaucoup moins qu’un homme.

                            Amphitryon dont la table est toujours bien servie, défiez-vous de ce destructeur ; il dévorera votre repas sans vous en savoir gré, sans le trouver ni bon ni mauvais : injure sanglante!

                             C’est donc rendre un véritable service à la société que de donner le signalement détaillé d’un être si dangereux.

                              Le Glouton est généralement de la taille aujourd’hui exigée pour un grenadier de la garde nationale de Paris : cinq pieds quatre pouces ; ses épaules sont larges, arrondies et bombées ; son gros ventre avance en pointe ; le poids de son corps a fait dévier en dedans ses jambes courtes et épaisses ; ses pieds sont aplatis. il a les mains larges et courtes, les doigts inégaux et défigurés par d’énormes nodus, les ongles épais, rudes et jaunes, la tête immense, les cheveux épais, le front bas, les oreilles rouges comme l’écarlate, le nez gros, les narines ouvertes, les yeux petits, ternes, gonflés et remplis d’eau ; la bouche fendue jusqu’aux oreilles — c’est le signe caractéristique — ; les lèvres épaisses et bleuâtres, les dents larges, courtes, noires et jaunes, le menton rond et triple, les joues rubicondes.

                                Sa démarche est lente, très-lente, après un copieux dîner : avant cette précieuse opération, elle est assez vive ; mais, lorsque le glouton se rend à une invitation, il va comme le vent.

                                Á table, jamais il ne lève les yeux, il dévore de l’œil comme de la bouche ; il ne desserre les dents que pour manger ; jamais un propos facétieux, ce sel de tous les bons dîners, même des mauvais ; rien ne sort de sa bouche, tout y entre ! Jamais un coup-d’œil à sa jolie voisine ; jamais la plus légère attention, la moindre prévenance ; il la coudoie parfois, parce qu’il lui faut ses aises, et que fort souvent l’on est l’un sur l’autre à table.

                                Enfin, il est tout à son assiette, qu’il voudrait voir de la capacité du plus énorme plat.

                                 Parlerai-je de l’intelligence, de l’esprit d’un pareil sujet ? Néant ! il dort, il ronfle, il geint après dîner.

                                 Néanmoins, j’aimerais mille fois mieux être le plus glouton des gloutons que de n’avoir en gastronomie aucun caractère distinctif ; rien n’est poignant comme d’être ce qu’est tout le monde. Un écrivain absurde, mais copieusement absurde, a plus de mérite à mes yeux qu’un écrivain médiocre, qu’un auteur comme tout le monde peut l’être. L’absurdité est le génie de la bêtise. En gastronomie, il en est de même de la gloutonnerie.

                                 Le Mangeur, quoique placé dans un rang gastronomique très-inférieur, occupe pourtant une place plus honorable que le glouton ; il a moins de défauts, mais il est doué de bien faibles qualités.

                                 Il ne mange pas pour vivre, mais il ne vit pas non plus pour manger : chez lui, ces deux influences se combinent ; ces deux affections le travaillent tour-à-tour, et quelquefois en même temps.

                                  Le mangeur cède à l’appétit des sens, il cède aussi à l’appétit de l’imagination. Un morceau, en passant dans sa bouche, y imprime une sensation, bien légère, il est vrai, mais enfin elle éveille une idée ; c’est un éclair qui peut produire la lumière ; c’est un germe qui, habilement fécondé par l’art, peut faire du sujet un gourmand de mince mérite. La nature est plus souvent avare que prodigue.

                                  Le mangeur est difficile à reconnaître à la seule inspection de sa physionomie ; pour porter un jugement infaillible, il faudrait le voir opérer. Cependant, il est quelques signes caractéristiques qui peuvent mettre le novice observateur sur la voie.

                                  Souvent il est maigre et grand ; il mange vite, beaucoup ; rarement il est difficile : cependant il n’admet point tous les mets. Il préfère généralement les morceaux solides, fait peu de cas des entremets, du dessert. Un gigot braisé, une côte de bœuf, un fricandeau, le rôti sont assez de son goût, mais il refuse parfois d’y toucher, dans la crainte de montrer quelque analogie avec le glouton.

                                   Le signe distinctif du mangeur, c’est d’opérer lentement et, après avoir passablement broyé, il parle assez souvent ; quelquefois même il est enjoué, mais cette précieuse qualité ne se révèle chez lui qu’à la fin du second service.

                                   Jamais le mangeur ne fait usage de pain tendre.  »

Image d'Epinal, vers 1880.


« J’aime à manger sans être avide ; je suis sensuel et non pas gourmand. Trop d’autres goûts me distraient de celui-là. Je ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon cœur étoit oisif, et cela m’est si rarement arrivé dans ma vie que je n’ai guère eu le tems de songer aux bons morceaux.  »

 

Jean-Jacques Rousseau

Les Confessions


Andreotti, Gourmande, gravure

parue dans Le Soleil du Dimanche, 1898

Les Gourmands

 

P. - J. Béranger

Chansons, 1810

 

« Gourmands, cessez de nous donner

La carte de votre dîner ;

Tant de gens qui sont au régime

Ont droit de vous en faire un crime.

Et d’ailleurs à chaque repas,

D’étouffer ne tremblez-vous pas ?

C’est une mort peu digne qu’on l’admire

Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;

N’étouffons, n’étouffons que de rire.

La bouche pleine, ôsez-vous bien

Chanter l’Amour, qui vit de rien ?

Á l’aspect de vos barbes grasses,

D’effroi vous voyez fuir les grâces ;

Ou, de truffes en vain gonflés,

Près de vos belles vous ronflez.

L’embonpoint même a dû parfois vous nuire.

Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;

N’étouffons, n’étouffons que de rire.

 

Vous n’exaltez, maîtres gloutons,

Qua la gloire des marmitons :

Méprisant l’auteur humble et maigre

Qui mouille un pain bis de vin aigre,

Vous ne trouvez le laurier bon

Que pour la sauce et le jambon :

Chez les Français quel étrange délire !

Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;

N’étouffons, n’étouffons que de rire.

Pour goûter à point chaque mets,

Á table ne causez jamais ;

Chassez-en la plaisanterie :

Trop de gens, dans notre patrie,

De ses charmes étaient imbus ;

Les bons mots ne sont qu’un abus ;

Pourtant, messieurs, permettez-nous d’en dire.

Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;

N’étouffons, n’étouffons que de rire.

 

Français, dînons pour le dessert.

L’Amour y vient, Philis le sert ;

Le bouchon part, l’esprit pétille ;

La Décence même y babille,

Et par la Gaîté qui prend feu,

Se laisse coudoyer un peu ;

Chantons alors l’aï qui nous inspire.

Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;

N’étouffons, n’étouffons que de rire.  »


« Il faut une limite, même aux dîners. Vous aimez les chaussons aux pommes, mesdames, n’en abusez pas. Il faut, même en chaussons, du bon sens et de l’art. La gloutonnerie châtie le glouton. Gula punit Gulax. L’indigestion est chargée par le bon Dieu de faire de la morale aux estomacs. Et, retenez ceci : chacune de nos passions, même l’amour, a un estomac qu’il ne faut pas trop remplir. En toute chose il faut écrire à temps le mot finis, il faut se contenir, quand cela devient urgent, tirer le verrou sur son appétit, mettre au violon sa fantaisie et se mener soi-même au poste. Le sage est celui qui sait, à un moment donné, opérer sa propre arrestation. »

 

Victor Hugo

Les Misérables, I, 3


Sur le différent appétit

de quelques dames

 

Anonyme (XVIIe siècle)

 

« Une bande toute choisie

De celles qui font courtoisie,

Non autrement que pour plaisir,

S’entretenait comme friandes

De ce qui plus à leur désir

Se trouvait entre les viandes.

J’estime, ce disait Avoye,

Excellents les petits pieds d’oie,

Le ronger en est si plaisant :

Et moi, répondit Isabelle,

Un pied de grive ou de faisan

Qu’on fait rôtir à la chandelle.

J’aime un pied de bœuf, dit Lienarde,

Ensaucé d’un peu de moutarde,

De capres, corinthe et pignons :

Et j’estime, repart Belise,

Avec une sauce à l’oignon

Ceux de pourceau, par friandise.

Alors dit Cloris toute allègre,

Un pied de mouton au vinaigre

Est bon selon mon appétit :

Mais Charlotte ses mots réhausse,

J’aime mieux un bon pied de vit,

Il n’y faut point chercher la sauce. »


« […] je profitai passionnément du privilège de l’enfance pour qui la beauté, le luxe, le bonheur sont des choses qui se mangent ; devant les confiseries de la rue Vavin, je me pétrifiais, fascinée par l’éclat lumineux des fruits confits, le sourd chatoiement des pâtes de fruits, la floraison bigarrée des bonbons acidulés ; vert, rouge, orange, violet : je convoitais les couleurs elles-mêmes autant que le plaisir qu’elles me promettaient. J’avais souvent la chance que mon admiration s’achevât en jouissance. Maman concassait des pralines dans un mortier, elle mélangeait à une crème jaune la poudre grenue ; le rose des bonbons se dégradait en nuances exquises : je plongeais ma cuiller dans un coucher de soleil. Les soirs où mes parents recevaient, les glaces du salon multipliaient les feux d’un lustre de cristal. Maman s’asseyait devant le piano à queue, une dame vêtue de tulle jouait du violon et un cousin du violoncelle. Je faisais craquer entre mes dents la carapace d’un fruit déguisé, une bulle de lumière éclatait contre mon palais avec un goût de cassis ou d’ananas : je possédais toutes les couleurs et toutes les flammes, les écharpes de gaze, les diamants, les dentelles ; je possédais toute la fête. Les paradis où coulent le lait et le miel ne m’ont jamais alléchée, mais j’enviais à Dame Tartine sa chambre à coucher en échaudé : cet univers que nous habitons, s’il était tout entier comestible, quelle prise nous aurions sur lui ! Adulte, j’aurais voulu brouter les amandiers en fleur, mordre dans les pralines du couchant. Contre le ciel de New York, les enseignes au néon semblaient des friandises géantes et je me suis sentie frustrée. »

 

Simone de Beauvoir

Mémoires d’une jeune fille rangée


Un rêve délicieux…

 

Armand Silvestre

Contes à la brune

 

« J’avais fait un rêve vraiment délicieux : j’étais redevenu l’enfant rose avec de longs cheveux bouclés dont ma famille a religieusement gardé le portrait fait au pastel par la fille du ministre Salvandy, — vous voyez que ce n’est pas d’hier ! — J’avais récité mon catéchisme avec une conviction particulière et, pour me récompenser de ma condescendance à accepter les mystères de la foi, on m’avait mené chez le pâtissier, au bout du pont où j’ai pêché mes premiers goujons en faisant l’école buissonnière. Un admirable spectacle était devant mes yeux : de hautes meringues blanches s’effondraient sur un lit savoureux de croquants ; de beaux filets de sucre blanc soutachaient des crèmes solides aux couleurs nationales du café et du chocolat. Un superbe croquembouche, majestueux comme une cathédrale, léchait avec mille langues de caramel, pareilles aux flammes d’un incendie, de hautes murailles de nougat. Jamais gobichonnades plus variées n’avaient sollicité l’humeur friande d’un innocent.

             Réveillé, j’ouvris ma fenêtre, et, — à part que j’avais une trente-cinquaine d’années de plus qu’en ce temps-là, — il ne me semblait pas que je fusse sorti de mon rêve. La nature n’était qu’une immense boutique de confiseur. Sous la neige menue tombée la nuit, les arbres avaient l’air saupoudrés de sucre râpé. Les petits ruisseaux gelés avaient les cristallins reflets du sucre candi. Une mousse blanche avait fait des buissons autant de saint-honorés et un commencement de dégel faisait les ardoises des toits pareils à des babas pleurant leurs larmes de rhum.

             Mais tout cela n’était pas aimable comme la boutique du bout du pont où il faisait une si bonne chaleur, imprégnée d’odeurs succulentes ! Un froid horrible dans mon jardin, un froid qui fait pousser au nez des rubis, et, pensant à l’auteur de ce déplorable hiver, je ne pus m’empêcher d’appliquer au créateur de toutes choses cette épithète qui était, chez le pauvre Hennequin, le dernier signe du mépris : Sale pâtissier ! »


Le gâteau d'Alice

 

Lewis Carroll,

Alice au pays des merveilles

 

« Cette réflexion ramène le sourire sur ses lèvres, juste au moment où son regard tombe sur une petite boîte de cristal placée sous la table. La ramasser, l’ouvrir, est, pour elle [ Alice], l’affaire d’une seconde.

Elle y découvre un minuscule gâteau sur lequel elle lit ces mots : Mangez-moi, écrits en raisins de Corinthe.

            “ Parfait, je vais le manger, dit-elle résolument. S’il me fait grandir, je pourrai prendre la clé ; et s’il me rapetisse encore, je me glisserai sous la porte. D’une façon ou de l’autre, je pénétrerai dans le jardin, coûte que coûte. ”

             Elle grignote un morceau du gâteau et, anxieuse, de ce qui va advenir, pose sa main sur le sommet de sa tête pour se rendre compte si elle grandit ; mais, ô déception ! elle constate que sa taille reste la même.

          Cependant, dans la vie ordinaire, le fait de manger un gâteau a-t-il jamais fait augmenter ou diminuer la taille de personne ? Mais Alice a, depuis peu, tellement pris l’habitude d’assister à des évènements extraordinaires que ceux de la vie courante lui semblent bien ternes.

         Toutefois, malgré sa déception, elle achève de manger le gâteau. »


Histoire sans paroles…

 


Un rêve de sucre

 

E. T. A. Hoffmann

Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre

in « Fantaisies à la manière de Callot », 1808-1815

 

« Mais bientôt toute la compagnie prit l’apparence d’un étalage de la Noël, chez Fuchs, Weide, Schoch ou dans quelque autre boutique. Le Conseiller me parut être une gentille poupée de sucre candi, avec un jabot de papier. Peu à peu, les arbres et les rosiers grandirent à vue d’œil. […]

               Alors toutes les figurines de sucre, à l’étalage, s’animèrent et remuèrent comiquement leurs petites mains et leurs petits pieds. Le Conseiller-candi s’avança de mon côté en piétinant et s’écria d’une petite voix très aiguë : “ Pourquoi tout ce fracas, mon cher ami? Posez-vous donc sur vos jolis pieds, car je remarque depuis une heure que vous cheminez dans l’air par-dessus les chaises et les tables. ”

               Le petit avait disparu. Julie n’avait plus la coupe dans sa main. “ Pourquoi n’as-tu pas voulu boire ? dit-elle ; la flamme pure qui jaillissait de la coupe vers toi, n’est-ce pas celle du baiser que tu obtins un jour de moi ? ” Je voulus la presser contre mon sein, mais Schlemihl s’interposa entre nous, disant : “ Voici Mina, qui a épousé Raskal. ” Il avait marché sur quelques-unes des figurines de sucre, qui poussèrent des gémissements lamentables. Mais bientôt leur nombre augmenta par centaines, par milliers, et toutes se mirent à frétiller autour de moi, et à grimper sur mon corps, qui fut bientôt couvert de leur nuée bourdonnante comme un essaim d’abeilles. Le Conseiller de sucre candi s’était hissé jusqu’à ma cravate, qu’il serrait de plus en plus fort : “ Maudit Conseiller-candi ! ” m’écriai-je à haute voix… Et je m’éveillai.  »


Une orgie de gâteaux

 

André Pieyre de Mandiargues

Soleil des Loups

 

« Marie Mors, devant des gâteaux, tombait dans une sorte de délire assez proche de celui qui saisit la plupart des femmes au spectacle de bancs chargés d’étoffes à vendre. Assaillie dès le premier abord par un grand étalage de brimborions où voisinaient, entre des assiettes de crème fouettée décorée au moule d’un cygne ou d’une lyre, des anneaux bruxellois et d’autres au chocolat ou à la gelée avec encore des alouettes de Leipzig et de petits biscotins au gingembre, elle perdait tout de suite contenance. Cet air pointu et ces manières en étain qu’elle montrait quand on la rencontrait dehors, et qui la faisaient ressembler un peu à une clochette de vache ou à un peigne pour chien, fondaient ainsi que dans un creuset chauffé à blanc. De plus grosses pièces que je retirais alors de mes armoires précipitaient à sa défaite. La charlotte à la reine, la charlotte aux abricots sont un assez inoffensif hors-d’œuvre malgré le beau coloris vert et feu de la seconde, mais comment Marie Mors eût-elle résisté à la charlotte Furstemberg, cathédrale suave bâtie de marmelade de fruits d’églantier, de pulpe de fraises, de crème à la fraise, de fraises entières, de morceaux d’oranges confites et de petits soufflés remplis de crème à l’orange puis glacés en rose, ou bien au contraste sans pareil dans un plat en faïence noire d’une tranche princesse aux larges raies jaunes et roses semées d’amandes grillées, et d’une tranche Helgoland ponctuée de violettes candies sur un fond vert clair de crème beurre à la pistache ? Je consens qu’il y ait du sublime dans tout cela, mais valait-il la peine de se mettre pieds nus, comme elle fit, pour l’apparition sur un rond de papier à gaufrures d’or d’une couronne Goethe glacée vert tendre par-dessus un bandeau de chocolat et sous des rosettes multiples de crème beurre, chacune contenant une demi-cerise confite dans du sucre épais ? Ses mains tressaient autour des tartes un aérien réseau de caresses ainsi que si elle eût pensé que c’étaient là des oiseaux, des reptiles, de gros papillons des tropiques ou des poissons des mers chaudes, et qu’elle eût voulu les charmer. Parmi toutes, certaines provoquaient chez elle un désordre si furieux que ses vêtements arrachés jonchaient le sol ; c’étaient, je m’en souviens, la tarte aliment des dieux ceinte de menus choux à la crème, la tarte Mozart comme une énorme nymphéa de chocolat et de crème à la pistache, la tarte François-Joseph et son rameau de bleuets en sucre glacé sur un fond blanc dans un cercle de petits-fours roses surmontés de violettes, la tarte baiser, le colossal baiser montagne, la tarte aux noix, la tarte aux champignons, ceux-ci de crème beurre et la tête saupoudrée de cacao, la tarte Lohengrin à la noble robe blanche sous un décor de petits fours aux abricots et de feuilles d’angélique, la tarte havanaise entourée de rouleaux noisette, remplis de crème et les bouts noircis de chocolat pour feindre des cigares allumés. »


Le marchand de petits gâteaux

 

Rodolphe Töpffer

La Bibliothèque de mon oncle

 

« J’en étais là, quand vint à passer dans la rue le marchand de petits gâteaux. C’était son heure. L’idée de manger des petits gâteaux se présenta naturellement à mon esprit ; mais je me fis un scrupule de céder à cette tentation de la chair, dans un moment où c’était sur l’âme qu’il m’était enjoint de travailler, de façon que, laissant le marchand attendre et crier, je restais assis au fond de ma chambre.

                 Mais ceux qui ont observé les marchands de petits gâteaux savent combien ils sont tenaces envers la pratique. Celui-ci, bien qu’il ne me vît point paraître encore, ne tirait de cette circonstance aucune induction fâcheuse pour son affaire, mais, bien au contraire, continuait à crier avec la plus robuste foi en ma gourmandise. Seulement il ajoutait au mot de gâteaux l’épithète pressante de tout chauds, et il est bien vrai que cette épithète faisait des ravages dans ma moralité. Heureusement je m’en aperçus, et j’y mis bon ordre.

                      Je crus devoir cependant ne pas laisser dans son erreur cet honnête industriel, à qui je faisais perdre un temps précieux ; je me mis à la fenêtre pour lui dire que je ne prendrais pas de gâteaux pour ce jour-là.

                         « Dépêchons, me dit-il, je suis pressé... »

                         J’ai déjà dit qu’il croyait en moi plus que moi-même.

                         « Non, repris-je, je n’ai point d’argent.

                         – Crédit.

                         – Et puis, je n’ai pas faim.

                         – Mensonge.

                         – Et puis, je suis très occupé.

                         – Vite !

                         – Et puis, je suis prisonnier.   

                      – Ah ! vous m’ennuyez », dit-il en soulevant son panier comme pour s’éloigner.

                    Ce geste me fit une impression prodigieuse. « Attendez ! » lui criai-je.

             Quelques instants après, une casquette artistement suspendue à une ficelle hissait deux petits gâteaux... tout chauds ! »


De la « science de gueule »

 

Michel de Montaigne

Essais, livre troisiesme

 

« Je ne suis excessivement desireux ny de salades ny de fruits, sauf les melons. Mon pere  haïssait toute sorte de sauces ; je les aime toutes. Le trop manger m’empeche ; mais, par sa qualité, je n’ay encore cognoissance bien certaine qu’aucune viande me nuise ; comme aussi je ne remarque ny lune plaine ny basse, ny l’automne du printemps. Il y a des mouvemens en nous, inconstans et incogneus ; car desrefors, pour exemple, je les ay trouvez premierement commodes, depuis facheux, à present de rechef commodes. En plusieurs choses je sens mon estomac et mon appetit aller ainsi diversifiant : j’ay rechangé du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc. Je suis friant de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes festes des jours de jeusne ; je croy ce qu’aucuns disent, qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goust de mesler le poisson à la chair : cette diversité me semble trop esloingnée. Dés ma jeunesse, je desrobois parfois quelque repas : ou affin d’esguiser mon appetit au lendemain, car, comme Epicurus jeusnoit et faisoit des repas maigres pour accoustumer sa volupté à se passer de l’abondance, moy, au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus alaigrement de l’abondance ; ou je jeusnois pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit, car et l’un et l’autre s’apparesse cruellement en moy par la repletion, et sur tout je hay ce sot accouplage d’une Deesse si saine et si alegre avec ce petit Dieu  indigeste et roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur ; ou pour guarir mon estomac malade ; ou pour estre sans compaignie propre, car je dy, comme ce  mesme Epicurus, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange, et loue Chilon de n’avoir voulu promettre de se trouver au festin de Periander avant que d’estre informé qui estoyent les autres conviez. Il n’est point de si doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui se tire de la  societé. Je croys qu’il est plus sain de menger plus bellement et moins, et de menger plus souvent. »


Chasse et gastronomie

 

Alexandre Dumas

Le Grand Dictionnaire de Cuisine

 

« Un jour ce dialogue s'échangeait entre Antoni Deschamps, grand poète et philosophe pythagoricien, et Elzéar Blaze, chasseur comme Nemrod et spirituel comme Méry :

— Croyez-vous, demandait Antoni Deschamps à Blaze, qu'il soit permis à l'homme de tuer une perdrix, un bec-figue, un ortolan, un des ces charmants oiseaux enfin qui ne font de mal à personne et dont la vue et le chant nous réjouissent l'œil et l'oreille ?

— Certainement, répondit Blaze, quand l'homme est muni d'un port d'armes, que la chasse est ouverte et qu'il chasse sur des terres qui sont à lui, ou sur lesquelles il a permission de chasser.

— Vous ne comprenez pas. Je vous demande si vous pensez que l'homme, réunissant d'ailleurs les conditions indiquées, ait le droit de tuer une perdrix, un bec-figue, un ortolan, créatures inoffensives, faites, comme lui, de la main du Seigneur ?

— Oui, sans doute, mais à la condition qu'il les mangera.

— On peut donc manger les perdrix, les bec-figues et les ortolans ?

— Avec délices, s'ils sont cuits à point.

— Mais l'abbé de Saint-Pierre... mais Pythagore...

— Disent le contraire, je le sais. Tant pis pour eux, nous devons les plaindre. Écoutez-moi, je pose ce dilemme : ou nous devons manger les animaux, ou les animaux doivent nous manger.

— Vous avez peur que les perdrix ne vous mangent ?

— Écoutez. Les perdrix font par an, l'une dans l'autre, vingt ou vingt-cinq petits. Restez dix ans sans en tuer, et leur nombre égalera celui des guêpes et des moucherons : alors, plus de blé, plus d'avoine, plus de raisin. Mangeons donc des perdrix, puisqu'il nous faut des chevaux ; mangeons des perdrix, puisque nous aimons le vin de Bourgogne, et par la seule raison que nous ne pouvons nous passer de pain, mangeons des perdrix. Ce droit de manger des perdrix nous vient de Dieu lui-même, qui, lors de la création, dit à Adam, notre aïeul à tous, et après le déluge à Noé, notre grand-père :  “ Vous serez maître de tous les animaux ” Manui vestrae traditi sunt. C'est-à-dire je les livre à votre main. Pourquoi faire ? pour que notre main les porte à notre bouche, bien entendu. Ainsi, mangez tout ce qui vous paraîtra bon. L'homme n'est pas fait pour brouter l'herbe ; ses dents vous le prouvent. Pythagore, l'abbé de Saint-Pierre étaient de forts honnêtes gens; mais ils n'entendaient rien à la cuisine. Laissez-les dire et mangez toujours. D'ailleurs, il est positif que si l'on écoutait tout le monde, on ne mangerait personne. Je ne sais pas si Antoni fut bien convaincu par la logique de Blaze ; mais ce que je sais, c'est qu'il continua de manger, et qu'à une table où il était, il faisait très bien sa partie, quoiqu'il eût affaire à un plat d'ortolans. Il est vrai que c'étaient des ortolans à la toulousaine, et que les Toulousains ont une manière à eux de savoir les engraisser mieux que personne, et quand ils veulent les manger, de les asphyxier en leur plongeant la tête dans du vinaigre très fort, mort violente qui tourne à l'avantage de la chair. »

Illustration d'Harry Elliott.


Une faim de convalescent

 

Léon-Paul Fargue

Banalité, in « Sous la lampe » 

 

« Je parlerai plus tard d’une convalescence, des joies de la grille allumée, de la lampe voilée, des fées nouvelles qui se font connaître, des pas feutrés, des chuchotements, de l’entrée impérieuse et douce du médecin en redingote noire, des mots bizarres qui se forment dans la fièvre, des joies d’une faim absolument originale, après une diète lactée tiède édulcorée, du premier blanc de poulet et du premier œuf, de certains gâteaux légers qu’on appelait des casse-museau et que m’apportait une voisine. Ah ! quelle faim délicieuse et poétique je sentis monter dans mon corps tout neuf, quand on mit sur mon lit un album d’images intitulé : Les Fredaines de Chardonvert, où ce fils prodigue et vagabond finit par aller mendier chez sa tante, qui ne voulut bien lui offrir qu’une modeste tartine de fromage blanc !

           Il y avait aussi, rue du Colisée, une pâtisserie : Maison Hattier, où j’allais admirer longtemps, puis décidément manger de ces gâteaux décorés de losanges de confiture rouge et jaune et qui ressemblaient à de petits vitraux cloisonnés. Soupe à l’anglaise.

     Quand j’étais trop long à choisir un gâteau, ma mère, impatientée, finissait par me dire : “ Tu vas prendre celui-là, ou bien tu n’auras rien du tout ! ”

           Mais, la fringale qui me prenait ! quand Marie Barrault, notre bonne, venait me chercher le matin à l’Institution, et me disait en anglais ce qu’il y avait à déjeuner ! (Cream cheese.)

            O faim du premier homme !  »


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