MENUS

ET RECETTES

 

Gravure, Musée des Familles, 1861, coll. A. P.-R.

Le jeune Carême proposant une matelote sans poisson. Dessin de Salières.

Invitation…

 

Martial,

Épigrammes, XI, Ier s. apr. J. - C.

 

« Jules Cériale, chez moi tu feras un dîner magnifique;

Si tu n’as rien prévu, n’hésite pas à venir.

L’heure huitième est parfaite : on ira tous les deux jusqu’aux thermes

De Stéphanus qui, tu sais, ne sont pas loin de chez moi.

Tu mangeras d’abord des laitues qui relâchent le ventre,

Et des pieds de poireaux, la tige seule, coupée.

Un thon petit, vieilli dans le sel mais plus gros qu’une anguille,

Puis un autre garni d’œufs sur des feuilles de rue.

Nombre d’œufs suivront, bien cuits sous des couches de cendre.

Pains au fromage figé, tièdes des fours Vélabrais,

Vertes olives du Picénum qui connaissent le givre,

Pour commencer suffiront. Veux-tu savoir ce qui suit?

Je mentirai pour te faire venir : poissons, coquillages,

Belles tétines de truie, volaille sauvage et de cour

Comme Stella lui-même n’en sert qu’aux plus rares agapes.

Je te promets davantage : je ne déclamerai rien,

Même si tu nous relis tes Géants et tes six Pastorales

Qui viennent juste après les Géorgiques éternelles.  »


Dans la Rome antique…

 

Chromos Liebig, coll. A. P.-R.


Au château royal de Grignan…

 

Madame de Sévigné,

Lettre à Coulanges, Grignan, 9 septembre 1694

 

« Mais puisque nous y sommes, parlons un peu de la cruelle et continuelle chère que l’on y fait, surtout en ce temps-ci ; ce ne sont pourtant que les mêmes choses qu’on mange partout : des perdreaux, cela est commun ; mais il n’est pas commun qu’ils soient tous comme lorsqu’à Paris chacun les approche de son nez en faisant une certaine mine, et criant : « Ah, quel fumet ! sentez un peu ; » nous supprimons tous ces étonnements ; ces perdreaux sont tous nourris de thym, de marjolaine, et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets ; il n’y a point à choisir ; j’en dis autant de nos cailles grasses, dont il faut que la cuisse se sépare du corps à la première semonce (elle n’y manque jamais), et des tourterelles, toutes parfaites aussi. Pour les melons, les figues et les muscats, c’est une chose étrange : si nous voulions, par quelque bizarre fantaisie, trouver un mauvais melon, nous serions obligés de le faire venir de Paris, il ne s’en trouve point ici ; les figues blanches et sucrées, les muscats comme des grains d’ambre que l’on peut croquer, et qui vous feraient fort bien tourner la tête si vous en mangiez sans mesure, parce que c’est comme si l’on buvait à petits traits du plus exquis vin de Saint-Laurent ; mon cher cousin, quelle vie ! vous la connaissez sous de moindres degrés de soleil : elle ne fait point du tout souvenir de celle de la Trappe.  »


Le repas de noces

et la générosité du général

 

Comtesse de Ségur,

L’Auberge de l’Ange-Gardien

 

« […] La porte du fond s’ouvrit, et un maître d’hôtel, en grande tenue parisienne, annonça :

                 “ Le général est servi. ”

               Une salle immense s’offrit à la vue des convives étonnés et d’Elfy enchantée. La cour avait été convertie en salle à manger ; des tentures rouges garnissaient tous les murs ; un vitrage l’éclairait par en haut ; la table, de cinquante-deux couverts, était splendidement garnie et ornée de cristaux, de bronzes, de candélabres, etc.

                  Le général donna le bras à Elfy, qu’il plaça à sa droite ; à sa gauche, le curé ; près d’Elfy, son mari ; près du curé, le notaire. En face du général, Mme Blidot ; à sa droite, Dérigny et ses enfants ; à sa gauche, le maire et l’adjoint. puis les autres convives se placèrent à leur convenance.

“ Potages : bisque aux écrevisses ! potage à la tortue ! ” annonça le maître d’hôtel.

                  Tout le monde voulut goûter des deux pour savoir lequel était le meilleur ; la question resta indécise. Le général goûta, approuva et en redemanda deux fois. On se léchait les lèvres, les gourmands regardaient avec des yeux de convoitise ce qui restait des potages inconnus et admirables.

 “ Turbot sauce crevette ! saumon sauce impériale ! filets de chevreuil sauce madère ! »

                  Le silence régnait parmi les convives ; chacun mangeait, savourait ; quelques vieux pleuraient d’attendrissement de la bonté du dîner et de la magnificence du général. Le citoyen qui connaissait si bien Paris et ses théâtres approuvait tout haut :

                “ Bon ! très bon ! bien cuit ! bonne sauce ! comme chez Véry. ”

“ Ailes de perdreaux aux truffes ! ”

                   Mouvement général ; aucun des convives n’avait de sa vie goûté ni flairé une truffe ; aussi le maître d’hôtel estima-t-il fort heureux de pouvoir en fournir à toute la table ; le plat se dégarnissait à toute minute ; mais il y en avait toujours de rechange grâce à la prévoyance du général, qui avait dit :

                  “ Nous serons cinquante-deux ; comptez sur cent quatre gros mangeurs, et vous n’aurez pas de restes. ”

“ Volailles à la suprême ! ” reprit le maître d’hôtel quand les perdreaux et les truffes eurent disparu sans laisser de traces sur leur passage.

                  Jacques et Paul avaient mangé jusque-là sans mot dire. Á la vue des volailles ils reconnurent enfin ce qu’ils mangeaient.

                  “ Ah ! voilà enfin de la viande, s’écria Paul.

                 — De la viande ? reprit le général indigné ; où vois-tu de la viande, mon garçon ?

Jacques.

Voilà, général ! dans ce plat. ce sont les poulets de tante Elfy.

Le général, indigné.

Ma bonne madame Blidot, de grâce, expliquez à ces enfants que ce sont des poulardes du Mans, les plus fines et les plus délicates qui se puissent manger !

Elfy, riant.

Croyez-vous, général, que mes poulets ne soient pas fins et délicats?

           — Vos poulets ! vos poulets ! reprit le général contenant son indignation. Mon enfant, mais ces bêtes que vous mangez sont des poulardes perdues de graisse, la chair en est succulente…

Elfy.

Et mes poulets ?

Le général.

Que diantre ! vos poulets sont des bêtes sèches, noires, misérables, qui ne ressemblent en rien à ces grasses et admirables volailles.

Efy.

Pardon, mon bon général ; ce que j’en dis, c’est pour excuser les petits, là-bas, qui ne comprennent rien au dîner splendide que vous nous faites manger.

Le général.

Bien, mon enfant ! ne perdons pas notre temps à parler, ne troublons pas notre digestion à discuter, mangeons et buvons. ”

                   Le général en était à son dixième verre de vin, on avait déjà servi du madère, du bordeaux-laffite, du bourgogne, du vin du Rhin : le tout première qualité. On commençait à s’animer, à ne plus manger avec le même acharnement.

                  “ Faisans rôtis ! coqs de bruyère ! gelinottes ! ”

              Un frémissement de surprise et de satisfaction parcourut la salle. Le général regardait de l’air d’un triomphateur tous ces visages qui exprimaient l’admiration et la reconnaissance.

         Succès complet ; il n’en resta que quelques os que les mauvaises dents n’avaient pu croquer.

“ Jambons de marcassin ! homards en salade ! ”

                 Chacun goûta, chacun mangea, et chacun en redemanda.

             Le tour des légumes arriva enfin ; on était à table depuis deux heures. Les enfants de la noce, avec Jacques et Paul en tête, eurent permission de sortir de table et d’aller jouer dehors ; on devait les ramener pour les sucreries.

           Après les asperges, les petits pois, les haricots verts, les artichauts farcis, vinrent les crèmes fouettées, non fouettées, glacées, prises, tournées. Puis les pâtisseries, babas, mont-blanc, saint-honoré, talmouses, croquembouches, achevèrent le triomphe du moderne Vatel et celui du général. Les enfants étaient revenus chercher leur part de friandises, et ils ne quittèrent la place que lorsqu’on eut bu les santés du général, des mariés, de Mme Blidot, avec un champagne exquis, trop exquis, car la plupart des invités quittèrent la table en chancelant et furent obligés de laisser passer l’effet du champagne dans des fauteuils, où ils dormirent jusqu’au soir.

             Á la fin du dîner, après les glaces de diverses espèces, les ananas, les fruits de toutes saisons, les bonbons et autres friandises, Elfy proposa de boire à la santé de l’artiste auteur du dîner merveilleux dont on venait de se régaler.

               Le général reçut cette proposition avec une reconnaissance sans égale. Il vit qu’Elfy savait apprécier une bonne cuisine, et, dans sa joie, il la proclama la perle des femmes. on but cette santé devant le héros artiste, que le général fit venir pour le complimenter, qui se rengorgea, qui remercia et qui se retira récompensé de ses fatigues et de ses ennuis.

             La journée s’avançait ; le général demanda si l’on n’aimerait pas à la finir par un bal. on accepta avec empressement ; mais où trouver un violon ? Personne n’y avait pensé.

           “ Que cela ne vous inquiète pas ! ne suis-je pas là, non ? Allons danser sur le pré d’Elfy ; nous trouverons bien une petite musique ; il n’en faut pas tant pour danser ; le premier crincrin fera notre affaire. ”

               La noce se dirigea vers l’Ange-Gardien, qu’on trouva décoré comme la veille. On passa dans le jardin. Sur le pré étaient dressées deux grandes tentes, l’une pour danser, l’autre pour manger ; un buffet entourait de trois côtés cette dernière et devait, jusqu’au lendemain, se trouver couvert de viandes froides, de poissons, de pâtisseries, de crèmes, de gelées ; la tente de bal était couverte d’un côté et garnie des trois autres de candélabres, de fleurs et de banquettes de velours rouge à franges d’or. Au fond, sur une estrade, était un orchestre composé de six musiciens, qui commencèrent une contredanse dès que le général eut fait son entrée avec la mariée.

                      Les enfants, les jeunes, les vieux, tout le monde dansa ; le général ouvrit le bal avec Elfy, valsa avec Mme Blidot, dansa, valsa toute la soirée, presque toute la nuit comme un vrai sous-lieutenant ; il suait à grosses gouttes, mais la gaieté générale l’avait gagné, et il accomplissait les exploits d’un jeune homme. Elfy et Moutier dansèrent à s’exténuer, tout le monde en fit autant, en entrecoupant les danses de visites aux buffets ; on eut fort à faire pour satisfaire l’appétit des danseurs.

                   Á dix heures il y eut un quart d’heure de relâche pour voir tirer un feu d’artifice qui redoubla l’admiration des invités. Jamais à Loumigny on n’avait tiré que des pétards. Aussi le souvenir de la noce de Moutier à l’Ange-Gardien y est-il aussi vivant qu’au lendemain de cette fête si complète et si splendide. Mais tout a une fin, et la fatigue fit sonner la retraite à une heure avancée de la nuit. Chacun alla enfin se coucher, heureux, joyeux, éreinté.  »


Le fantastique souper

 

Théophile Gautier,

Le Bol de Punch, 1875

 

« Je ne dirai pas que la nappe avait l’air d’une couche de neige fraîchement tombée, attendu que je ne suis pas assez poëte pour cela, surtout en prose, mais je prendrai sur moi d’affirmer qu’elle était d’un assez beau blanc, et qu’elle avait été probablement à la lessive.

                          Quant aux verres, ils avaient été sérieusement rincés, et les carafes mêmement. Chaque convive avait une assiette devant lui, et une serviette pour lui tout seul ; il avait aussi la jouissance d’un couteau, d’une cuiller et d’une fourchette. Je ne sais si tous ces détails sont très-utiles, mais je me ferais un scrupule d’en priver les lecteurs de cette glorieuse histoire : dans un si grand sujet il n’y a pas de petite chose.

                        Je voudrais bien vous raconter ici de quoi se composait le fantastique souper, mais je vous avoue, en toute humilité, que je suis d’une ignorance profonde en fait de cuisine. Je suis indigne de manger, car je n’ai jamais su distinguer l’aile gauche d’une perdrix de son aile droite, et, pourvu que du vin soit rouge et me grise, je l’avale pieusement, et je dis que c’est de bon vin. Pourtant il faut que vous sachiez, plat par plat, bouteille par bouteille, bouchée par bouchée, ce qu’ont mangé et bu les héros de cette mémorable soirée.

                                 Je n’ai jamais de ma vie assisté à un grand dîner ; ma pitance habituelle se compose de mets très-humbles et très-bourgeois, et vous ne vous figurez pas l’embarras où je suis pour trouver les noms d’une vingtaine de plats assez drôlatiques pour composer la carte de ce merveilleux festin.

                              Quelle soupe leur ferai-je manger ? du riz au gras ou de la julienne ? Fi donc ! c’est un potage de rentier, de marchand de bonnets de coton retiré. Il me faut un potage fashionable, un potage transcendant. Bon, j’y suis : de la soupe à la tortue. Avez-vous mangé de la soupe à la tortue, vous ? Je veux que le diable m’emporte si j’en ai mangé, moi ; je n’en ai même jamais vu, ni flairé, mais ce n’en doit pas moins être une merveilleuse soupe.

                                 — Après ?

                                — La tortue, avec sa carapace et du persil dessus, en guise de bouilli.

                                  — Après ?

                           — Après, après, vous croyez, vous autres, qu’un dîner se compose aussi facilement qu’un poëme. Un cuisinier ferait plutôt une bonne tragédie qu’un auteur traique ne ferait un bon dîner.

                             Mais je vois que, si je continue ainsi, je cours grand risque de faire avaler à mes héros des côtelettes de tire, des beefsteaks de chameau et des filets de crocodile, au lieu de les régaler de mets congrus et approuvés par Carême. Que faire ? Je ne sais qu’un expédient pour me tirer de ce mauvais pas.

                                    — Mariette ! Mariette !

                                    — Plaît-il, monsieur ?

                                    — Apportez-moi votre livre de cuisine.

                                    — Voilà, monsieur.

                              — Je m’en vais tout bonnement transcrire un menu de dîner de vingt-quatre couverts ; au moins nous serons sûrs de ce qu’ils mangeront.

                                 — Diable ! ce n’est que la Cuisinière bourgeoise; je croyais que c’était le Cuisinier royal. Il n’y a pas de dîner de vingt-quatre couverts, et ces mets-là ne m’ont pas l’air anacréontiques. Ma foi, tant pis, vous vous en accommoderez pour cette fois-ci.

                                   Je transcris littéralement :

Table de quatorze couverts, et qui peut servir

pour vingt à dîner.

 

Premier service.

Pour le milieu, un surtout qui reste pour tout le service.

(Très-bien.)

Aux deux bouts, deux potages :

Un potage aux choux.

           Un potage aux concombres.

Quatre entrées pour les quatre coins du surtout :

Une tourte de pigeons.

                            Une de deux poulets à la reine et sauce appétissante.

                                  Une d’une poitrine de veau en fricassée de poulets.

(Ceci est peut-être fort simple, et me paraît néanmoins assez bouffon ; je ne comprends guère comment une poitrine de veau est une fricassée de poulets. N’importe, le livre le dit, et il n’y a que la foi qui sauve.)

                     Une queue de bœuf en hoche-pot.

(Est-ce que vous mangeriez de la queue de bœuf ? Il me semble qu’il faut être anthropophage pour cela.)

Six hors-d’œuvre pour les deux flancs

et les quatre coins de la table :

                           Un de côtelettes de mouton sur le gril.

(Je comprends ceci parfaitement. Ce morceau est très-agréablement écrit, et pensé avec beaucoup de profondeur.)

                      Un palais de bœuf en menus droits.

(Du palais de bœuf ! allons donc, autant vaudrait une empeigne de botte. Au reste, il paraît que les cuisiniers font tout servir. Le cuisinier de Sully, lui voyant jeter une vieille culotte de peau, lui dit : “ Pourquoi donc jetez-vous cette culotte ? Donnez-la moi, je la ferai manger à un ambassadeur. ” En menus droits, comprenez-vous ce que cela veut dire ? c’est du haut allemand pour moi ; je trouve Hegel et Kant plus clairs.)

Un de boudin de lapin.

(Par exemple, voilà un cuisinier qui est bien jovial avec son boudin de lapin ; je trouve le boudin de lapin très-drôle, et je ne doute pas qu’il n’ait un très grand succès.)

          Un de choux-fleurs en pain.

(Le chou-fleur est un estimable légume, que je connais particulièrement, et que j’apprécie comme il le mérite ; habituellement je le mange à l’huile, parce que je ne peux pas souffrir la sauce blanche. Je ne relèverai pas l’expression en pain ; ce n’est pas que je la comprenne, au contraire, mais j’ai vraiment honte d’ignorer des choses si simples, et j’espérais, en n’en parlant pas, vous faire croire que je savais parfaitement ce que c’était.)

                                   Deux hors-d’œuvre de petits pâtés friands pour les deux flancs.

(Les petits pâtés sont bien trouvés, et l’épithète friands est du plus beau choix.)

 

Second service

Deux relevés pour les potages :

Un de la pièce de bœuf.

                     Un d’une longe de veau à la broche.

…………………………………………

                             Au diable ! je n’aurais jamais fini si je voulais dire tout. Figurez-vous qu’il y encore toute une grande page écrite d’un style aussi soutenu que celui de la pae précédente ; il est impossible de voir une phraséologie plus substantielle, chaque mot est représentatif d’une indigestion. Et tout cet immense entassement de gibier et de viandes pour quatorze personnes ! Il y aurait de quoi nourrir, pendant quatorze jours, quatorze Gargantuas, toute une armée de dîneurs pantagruélistes !  »


Un cuissot de sanglier aux cerises

 

Pascal Quignard,

Le salon du Wurtemberg, 1986

 

« Le dîner avait été plus que symbolique — au point même que nous n'avions mangé que des rappels de souvenirs, que de l'emphase, que de pénibles soulignements. Je déteste si vivement les clins d'œil, comme font les cantatrices ou les vieilles stars à la moindre sottise qu'elles ont dite. Ce grand repas de retrouvailles était composé d'un cuissot de sanglier — de Forêt-Noire — et de griottes, de guignes et de guignolettes. Les griottes, expliquait Seinecé, venaient de Strasbourg, et leurs cerises de Colmar. Les guignes venaient directement de Bordeaux, leurs cerises ayant été cueillies aux alentours des terres de Montaigne. Les guignolettes provenaient de Clermont-Ferrand, sans que je puisse — quelque éléphantesque que soit ma mémoire, ou proche de celle des tortues de Chine — retrouver le nom des terres où les cerises avaient poussé.

                        Pour une fois qu'il m'était possible de faire le savant, je fis remarquer que c'était à mon saint patron, à mon maître, Monsieur le baron de Münchhausen, qu'on devait l'obligation de manger le gibier accompagné de cerises. L'obligeance naturelle du baron, en signe de reconnaissance à saint Hubert, l'avait même conduit à faire pousser un petit cerisier entre les bois d'un cerf des forêts de l'Estonie pour que du vivant même de l'animal la chair et le fruit s'accoutument au goût.

                         Ce plat n'était pas si bon qu'on pouvait escompter. On n'insista pas. »

Chromo, coll. A. P.-R.


La soupe au fromage

 

Alphonse Daudet,

Contes du Lundi 

 

Alphonse Daudet évoque cette soupe au fromage dans ses Carnets inédits (Éditions Rencontre, Lausanne, 1966) : « Comédien sortant du théâtre, rentrant chez lui, la nuit. — La femme tient une petite boutique, fruiterie, friperie, n'importe quoi. — Soupe au fromage qui mijote dans le four, doucement, en l'attendant… Et lui, dès le troisième acte, il y pense à cette soupe, il la voit, il l'entend. — Et il joue vite, brûle les planches, comme le cheval qui flaire l'écurie… Et dans la grande scène de la fin, quand il va pour pardonner à la femme coupable et la bénir, ses yeux se mouillent de vraies larmes, en pensant à la soupe au fromage… » Sans doute l'ébauche du conte…

 

« C’est une petite chambre au cinquième, une de ces mansardes où la pluie tombe droite sur les vitres à tabatière, et qui — la nuit venue, comme maintenant — semblent se perdre avec les toits, dans le noir et dans la rafale. Pourtant la pièce est bonne, confortable, et l’on éprouve en y entrant je ne sais quel sentiment de bien-être qu’augmentent encore le bruit du vent et les torrents de pluie ruisselant aux gouttières. On se croirait dans un nid bien chaud, tout en haut d’un grand arbre. Pour le moment, le nid est vide. La maître du logis n’est pas là ; mais on sent qu’il va rentrer bientôt, et tout chez lui a l’air de l’attendre. Sur un bon feu couvert, une petite marmite bout tranquillement avec un murmure de satisfaction. C’est un peu tard veiller pour une marmite ; aussi quoique celle-là semble faite au métier, à en juger par ses flancs roussis, passés à la flamme, de temps en temps elle s’impatiente, et son couvercle se soulève, agité par la vapeur. Alors une bouffée de chaleur appétissante monte et se répand dans toute la chambre.

                                    Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage…

                               Parfois aussi le feu couvert se dégage un peu. Un écroulement de cendre se fait entre les bûches, et une petite flamme court sur le parquet, éclairant le logis par le bas, comme pour faire son inspection; s’assurer que le tout est en ordre. Oui, ma foi ! tout est bien en ordre, et le maître peut venir quand il voudra. Les rideaux d’algérienne sont tirés devant les fenêtres, drapés confortablement autour du lit. Voilà là-bas le grand fauteuil qui s’allonge auprès de la cheminée ; la table dans un coin, toute dressée, avec la lampe prête à allumer, le couvert mis pour un seul, et, à côté du couvert, le livre, compagnon du repas solitaire… Et, de même que la marmite a un coup de feu, les fleurs de la vaisselle ont pâli dans l’eau, le livre est froissé aux bords. Il y a sur tout cela l’air attendri, un peu fatigué, d’une habitude. On sent que le maître du logis doit rentrer très tard toutes les nuits, et qu’il aime à trouver en rentrant ce petit souper qui mijote, et tient la chambre parfumée et chaude jusqu’à son retour.

                                       Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage.

                          Á voir la netteté de ce logement de garçon, je m’imagine un employé, un de ces êtres minutieux qui installent dans toute leur vie l’exactitude de l’heure du bureau et l’ordre des cartons étiquettes. Pour rentrer si tard, il doit avoir un service de nuit à la poste ou au télégraphe. Je le vois d’ici derrière un grillage, en manches de lustrine et calotte de velours, triant, timbrant des lettres, dévidant les banderoles bleues des dépêches, préparant à Paris qui dort ou qui s’amuse toutes ses affaires de demain. Eh bien ! non. Ce n’est pas cela. Voici qu’en furetant dans la chambre, la petite lueur du foyer vient éclairer de grandes photographies accrochées au mur. Aussitôt l’on voit sortir de l’ombre, encadrés d’or et majestueusement drapés, l’empereur Auguste, Mahomet, Félix, chevalier romain, gouverneur d’Arménie, des couronnes, des casques, des tiares, des turbans, et sous ces coiffures différentes, toujours la même tête, solennelle et droite, la tête du maître de céans, l’heureux seigneur pour qui cette soupe embaumée mijote et bout doucement sur la cendre chaude…

                                          Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage …

                                         Certes, non ! celui-là n’est pas un employé des postes. C’est un empereur, un maître du monde, un de ces êtres providentiels qui tous les soirs de répertoire font trembler les voûtes de l’Odéon et n’ont qu’à dire : “ Gardes, saisissez-le ! ” pour que les gardes obéissent. En ce moment, il est là-bas dans son palais, de l’autre côté de l’eau. Le cothurne aux talons, la chlamyde à l’épaule, il erre sous les portiques, déclame, fronce le sourcil, se drape d’un air ennuyé dans ses tirades tragiques. C’est si triste en effet de jouer devant les banquettes ! Et la salle de l’Odéon est si grande, si froide, les soirs de tragédie ! … Tout à coup l’empereur, à demi gelé sous sa pourpre, sent un frisson de chaleur lui courir par tout le corps. Son œil s’anime, sa narine s’ouvre… Il songe qu’en rentrant, il va trouver sa chambre encore chaude, le couvert mis, la lampe prête, et tout son petit chez lui bien rangé, avec ce soin bourgeois des comédiens qui se vengent dans la vie privée des allures un peu désordonnées de la scène… Il se voit découvrant la marmite, remplissant son assiette à fleurs…

                                            Oh ! la bonne odeur de soupe au fromage ! …

                                           Á partir de ce moment, ce n’est plus le même homme. Les plis droits de sa chlamyde, les escaliers de marbre, la raideur des portiques n’ont plus rien qui le gêne. Il s’anime, presse son jeu, précipite l’action. Pensez donc ! si le feu allait s’éteindre là-bas… Á mesure que la soirée s’avance, sa vision se rapproche et lui donne l’entrain. Miracle ! l’Odéon dégèle. Les vieux habitués de l’orchestre, réveillés de leur torpeur, trouvent que ce Marancourt est vraiment magnifique, surtout aux dernières scènes. Le fait est qu’au dénouement, à l’heure décisive où l’on poignarde les traîtres, où l’on marie les princesses, la physionomie de l’empereur vous a une béatitude, une sérénité singulières. L’estomac creusé par tant d’émotions, de tirades, il lui semble qu’il est chez lui, assis à sa petite table, et son regard va de Cinna à Maxime avec un bon sourire d’attendrissement, comme s’il voyait déjà les jolis fils blancs qui s’allongent au bout de la cuillère, quand la soupe au fromage est cuite à point, bien mijotée et servie chaude…  »

Chromo, coll. A. P.-R.


La soupe à l'oignon

 

Raoul Ponchon,

La Muse au cabaret, 1920

 

« Quel est ce bruit appétissant

Qui va sans cesse bruissant ,

On dirait le gazouillis grêle

D’une source dans les roseaux,

Ou l’interminable querelle

D’un congrès de petits oiseaux.

Mais cela n’est pas. Que je meure

Sous des gnons et sous des trognons,

Si ce ne sont pas des oignons

Qui se trémoussent dans du beurre !

 

Hein ! qu’est-ce que Bibi disait ?

Et ce bruit sent bon — qui plus est.

C’est à vous donner la fringale.

Traitez-moi de syndic des fous,

Je n’en connais pas qui l’égale.

“ Et pourquoi faire — direz-vous —

Met-on ces oignons dans le beurre ? ”

Pourquoi faire ?… triples couyons,

J’espère… une soupe à l’oignon.

Vous allez voir ça tout à l’heure !

 

Je m’invite, n’en doutez pas.

Et j’en veux manger, de ce pas,

Á pleine louche, à pleine écuelle…

Ne me regardez pas ainsi,

C’est ma façon habituelle.

La soupe à l’oignon, Dieu merci !

Ne m’a jamais porté dommage.

Ainsi, la mère, encore un coup,

Insistez, faites en beaucoup,

Et n’épargnez pas le fromage.

 

Elle est prête ?… Alors, on s’y met.

O simple et délicat fumet !

Tous les parfums de l’Arabie

Et que l’Orient distilla,

Ne valent pas une roupie

De singe, auprès de lui-là.

Et puis !… quel fromage énergique !

File-t-il, cré nom ! file-t-il !

Si l’on ne lui coupe le fil,

Il va filer jusqu’en Belgique !

 

On me dirait dans cet instant :

La Fortune est là qui t’attend.

“ Laisse-là ta soupe et sois riche. ”

Que d’un cran je ne bougerais.

Qu’elle m’attende, je m’en fiche !

En vérité, je ne saurais,

Quand elle passerait ma porte,

Manger deix soupes à la fois,

Comme celle-ci. Non, ma foi.

Alors, que le diable l’emporte !

 

Assez causé. Goûtons un peu

Cette soupe, s’il plaît à Dieu !

Cristi ! Qu’elle est chaude, la garce !

Autant pour moi ! Où donc aussi,

Avais-je la cervelle éparse ?

Sans doute entre Auteuil et Bercy…

Elle ne m’a pas pris en traître

Sais-je pas sur le bout du doigt,

Que toute honnête soupe doit

Être brûlante ou ne pas être ?

 

Qu’est-ce à dire ? Je m’aperçois

Que j’en ai repris quatre fois.

Parbleu ! je n’en fais point mystère.

Mais j’en veux manger tout mon soûl.

Quatre fois ! peuh ! la belle affaire !

J’en reprendrais bien pour un sou.

Dussé-je crever à la peine,

Je n’aurai garde d’en laisser.

Et ne croyez pas me blesser,

En m’appelant “ vieux phénomène ”…

 

Allons, bon !… Il n’en reste plus !

Et bien, alors, il n’en faut plus.

Ayons quelque philosophie.

Une soupe se trouvait là,…

Elle n’est plus là… C’est la Vie !

Que voulez-vous faire à cela ?

La soupe la plus innombrable

Finit tôt par nous dire adieu.

Et je ne vois guère que Dieu,

Finalement, de perdurable.  »


Potage aux tomates

et aux queues de crevettes

 

Alexandre Dumas,

Le Grand Dictionnaire de Cuisine, « Homard »

 

« Allumez en même temps deux fourneaux, mettez sur le premier : eau salée pour vos crevettes, bouquet assorti, deux tranches de citron ; faites bouillir et jetez vos crevettes dans l'eau bouillante.
      Mettez sur le second douze tomates dont vous avez exprimé l'eau, quatre gros oignons blancs coupés en rouelles, un morceau de beurre, une gousse d'ail, un bouquet assorti. Vos crevettes cuites, retirez-les, passez-les dans un tamis, gardez leur eau, faites éplucher vos crevettes et mettez les queues à part.
     Vos tomates et vos oignons cuits, passez-les à une fine passoire, remettez-les sur le feu avec un morceau de glace de viande, une pincée de poivre rouge et laissez épaissir en purée.
      Puis adjoignez le bouillon en portion égale, un demi-verre de l'eau dans laquelle vous avez fait cuire les crevettes ; laissez le tout se mélanger en bouillant ; au troisième ou quatrième bouillon, jetez-y vos queues de crevettes et votre potage est fait.
     Inutile de dire que, quoique je donne la recette de chaque chose à part, il faut que le tout marche en même temps. »


La salade

 

Pierre de Ronsard, 1569

 

Ronsard ne fut jamais insensible à la bonne chère. Jeune étudiant, il partageait avec ses amis les plaisirs de la table, dans la banlieue parisienne. Au menu : charcuterie, cotignac et vin blanc. Puis il devint le gourmet que l’on découvre à travers ses vers consacrés à la salade, aux asperges, aux fraises à la crème, etc.

            Dans ce poème La Salade, dédié à son page, et futur poète, Amadis Jamyn, Ronsard indique précisémentla manière dont il avait coutume de composer et d’assaisonner sa salade en son prieuré de Saint-Cosme-en-l’Isle.

 

« Lave ta main, blanche, gaillarde et nette,

Trace mes pas, apporte une serviette,

Allons cueillir la salade, et faisons

Part à nos ans des fruits de la saison.

D’un vague pied, d’une vue écartée,

Deçà delà jetée et rejetée

Or’ sur la rive, ores sur un fossé,

Or’ sur un champ en paresse laissé

Du laboureur, qui de lui-même apporte

Sans cultiver herbes de toute sorte,

Je m’en irai solitaire à l’écart.

Tu t’en iras, Jamyn, d’une autre part

Chercher soigneux la boursette* touffue,

La pâquerette à la feuille menue,

La pimprenelle heureuse pour le sang

Et pour la rate, et pour le mal de flanc ;

Je cueillerai, compagne de la mousse,

La réponsette** à la racine douce,

Et le bouton des nouveaux groseliers,

Qui le Printemps annoncent les premiers.

Puis, en lisant l’ingénieux Ovide

En ces beaux vers où d’amour il est guide,

Regagnerons le logis pas à pas.

Là recoursant jusqu’au coude nos bras,

Nous laverons nos herbes à main pleine

Au cours sacré de ma belle fontaine,

La blanchirons de sel en mainte part,

L’arroserons de vinaigre rosart,

L’engraisserons de l’huile de Provence ;

L’huile qui vient aux oliviers de France

Rompt l’estomac, et ne vaut du tout rien.

Voilà, Jamyn, voilà mon souv’rain bien,

En attendant que de mes veines parte

Cette exécrable, horrible fièvre quarte

Qui me consomme et le corps et le cœur,

Et me fait vivre en extrême langueur.

Tu  me diras que la fèvre m'abuse,

Que je suis fol, ma salade, et ma Muse :

Tu diras vrai, je le veux être aussi,

Telle fureur me guérit mon souci.

[…] Ah ! que me plaît ce vers Virgilian,

Où le vieillard père Corycian

avec sa marre en travaillant cultive

Á tour de bras sa terre non oisive,

Et vers le soir, sans acheter si cher

Vin en taverne ou chair chez le boucher,

Allait chargeant sa table de viandes

Qui lui semblaient plus douces et friandes

Avec la faim, que celles des Seigneurs

Pleines de pompe et de mets et d'honneurs,

Qui, dédaigneux, de cent viandes changent

Sans aucun goût, car sans goût ils les mangent.  […]  »


Habillage de la morue, gravure in  « La Semaine des Enfants »,

n°199, 20 octobre 1860.

La truite

 

Jean Giono,

in « La France à Table », n°61, juin 1956

 

« Jamais au beurre, jamais à l’amande ; ce n’est pas de la cuisine, c’est du cartonnage. (Il est bien entendu que mes recettes ne sont pas pour le “ tout venant ”.) Á part la truite au bleu, on ne sait pas faire cuire la truite. C’est le poisson le plus malheureux de la terre. Si la bombe atomique détruisait le globe demain, les hommes disparaîtraient sans connaître le goût de la truite. Naturellement, nous ne parlons pas plus de truite d’élevage que je ne donnerais de recette pour faire cuire un chien ou un chat. Donc une bonne grosse ou plusieurs bonnes groses truites de torrent, fraîches (cela va de soi) d’abord, vidées, grattées, etc.

                                          Une poêle préalablement flambée au vinaigre de vin. Chauffer très fort la poêle vide. Dans cette poêle très chaude, un mélange d’eau et d’huile d’olive vierge battu (un verre à bordeaux d’huile pour trois verres d’eau). Laisser abondamment bouillir. Ajouter un bouquet de thym à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre, sauf deux grains de genièvre écrasés et du poivre. Faites réduire, et quand il ne reste plus dans la poêle qu’un centimètre de liquide en pleine ébullition, poser délicatement votre bonne grosse ou vos bonnes grosses truites dans ce liquide. Ne pas tourner le poisson, couvrir la poêle d’un couvercle, laisser bouillonner une minute, ensuite trois minutes à feu doux et servez. »

Chromo, coll. A. P.-R.


Recette Marseillaise

(la Bouillabaisse)

 

Jacques Normand, 1897

 

Cet écrivain, aujourd’hui tombé dans l’oubli, avait acquis une certaine notoriété à la fin du XIXe siècle, avec ses vers spirituels et tendres. Le poème-recette ci-dessous appartient à un recueil rassemblant les impressions d’un Parisien sur la Provence et la Côte-d’Azur.

 

« D’ail ?… il en faut un peu, rien que pour maintenir

Le vrai principe ;

Mais très peu, je vous dis : un souffle, un souvenir

Qui se dissipe !

 

De safran ?… il en faut pas mal, et toutefois

Pas trop encore…

Mais assez, cependant, pour qu’en trempant les doigts

Ca vous les dore !

 

De poisson ?… il en faut. Mais poisson de fin goût

Pêché sur place,

Et langouste, et merlan, et saint-pierre, et surtout

De la rascasse !

 

D’huile ?… il en faut aussi, mais du plus pur produit

D’olive fine,

Premier cru provençal, portant l’odeur du fruit

Á la narine !

 

De thym ? de romarin ? de fenouil ? de persil ?

Que l’on en mette

Dans un sac bien noué, bien propret, bien gentil,

Qui vous appète !

 

Faites bouillir le tout ; découpez le pain frais

En tranche épaisse…

Et peut-être qu’ainsi vous aurez à peu près,

La bouillabaisse.

 

Mais pour qu’elle soit vraie, et bonne, et sans défaut,

— Une merveille ! —

Plus que poisson, safran, ail, fenouil… il lui faut

L’air de Marseille !  »


Barbue sauce blanche

 

Marcel Proust

 

Imitation des Goncourt par Marcel Proust dans Le Temps Retrouvé. L'auteur relate un dîner chez le critique Verdurin, auteur d'un livre sur le peintre américain Whistler, dans son hôtel du quai Conti.

 

« […] c’est un amusement pour l’imagination de l’œil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l’imagination de ce qu’on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n’a rien des barbues pas fraîches qu’on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur le dos de leurs arêtes ; une barbue qu’on sert non avec la colle à pâte que préparent sous le nom de sauce blanche tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche faite avec du beurre à cinq francs la livre ; de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hong traversé par les pourpres rayages d’un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d’une armée de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu’elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marli est fait de la pêche à la ligne par un petit Chinois d’un poisson qui est un enchantement de nacreuse couleur par l’agencement azuré de son ventre. »


Homard à l'américaine

 

Charles Monselet,

Poésies Gourmandes

 

« Prologue

« Prenez un beau Homard, puis sur sa carapace

Posez une main ferme, et, quelques sauts qu’il fasse,

Sans plus vous attendrir à ses regrets amers,

Découpez tout vivant ce cardinal des mers.

Recette

Projetez tour à tour dans l’huile

Chaque morceau tout frémissant,

Sel, poivre, et puis, — chose facile, —

Un soupçon d’ail en l’écrasant,

De bon vin blanc, de la tomate,

Des aromates à foison,

Se mêleront à l’écarlate

De la tunique du poisson.

Pour la cuisson, c’est en moyenne,

Trente minutes à peu près.

Un peu de glace et de Cayenne

Pour la finir, et puis… c’est prêt.

Que de cette sauce alléchante

Des voluptés naisse l’essaim

Et que, si bonne et si tentante,

Elle fasse damner un Saint.

Epilogue

Car plus d’une beauté rigide

Au tête-à-tête familier

Succombe après ce plat perfide

En cabinet particulier.  »

Chromo, coll. A. P.-R.


Colette,

Gigi

 

« — Ma sœur […} est gentille avec Gigi. Elle la trouve comme de juste un peu en retard, et elle la fait travailler. ainsi la semaine passée elle lui a appris à manger d’une manière impeccable le homard à l’américaine.

                   — Pour quoi faire ?

                — Alicia dit que c’est excessivement utile. Elle dit que les trois pierres d’achoppement, dans une éducation, c’est le homard à l’américaine, l’œuf à la coque et les asperges. Elle dit que le manque d’élégance en mangeant a brouillé bien des ménages.

                    — Ça s’est vu, dit Lachaille rêveur… Ça s’est vu.

                — Oh ! Alicia n’est jamais bête… Gigi, elle, ça fait son affaire, elle est si gourmande ! Si elle avait la tête aussi active que les mâchoires! Mais elle est comme une enfant de dix ans.  »


Chromo, coll. A. P.-R.


Les pommes de terre frites

 

Paul Guth,

Mémoires d'un naïf, 1953

 

« Nous avions les menus les plus économiques. Les pommes de terre en formaient la base. J'éprouvais pour elles un attachement respectueux.

                                    Les pommes de terre frites de ma mère n'avaient pas la frivolité de celles de Paris. Elles m'inculquaient le sens du devoir. Par contre, la bienveillance glissante des pommes de terre à l'huile m'enseignait la conciliation.

                                Les haricots m'inspiraient un culte. Surtout ceux qu'on appelait “ les lingots ”. Je réchauffais longuement dans ma bouche chacun de leurs grains. Ma langue caressait leurs courbes. Mes dents s'enfonçaient doucement dans leur chair. Je la broyais jusqu'à la réduire en une farine. Elle s'évaporait vers le fond de ma bouche comme une fumée.

                                Une casserole de haricots nous faisait plusieurs repas. Ma mère la laissait sur le fourneau à pétrole éteint. Quand je rentrais de classe, je soulevais le couvercle. La sauce était figée. Elle bloquait les haricots, comme la glace bloque les îles. De la pointe de la fourchette, j'en dénichais quelques-uns. Malheureusement leurs alvéoles restaient marquées dans la sauce et me trahissaient.

                                 J'essayais de les aplanir avec ma fourchette. Mais la trace des dents s'imprimait. J'opérais avec le dos d'une cuillère. J'avais à peine le temps de laver et d'essuyer la cuillère et la fourchette. Ma mère rentrait du jardin. »


Les premières pommes de terre…

Les pommes de terre

en robe de chambre

 

Ernst Toller,

Une jeunesse en Allemagne, 1933

 

« J’aime beaucoup les pommes de terre en robe de chambre, pas à la maison, mais plutôt chez Stanislas. Sa grand-mère, ses parents, ses trois sœurs et ses quatre frères habitent, dans la “ rue du village ", une petite maison en torchis avec un toit de chaume, ils dorment tous dans une seule pièce, où l’on fait aussi la cuisine. dans leur rue, il n’y a pas de trottoir, mais personne ne s’en prend au maire. Chaque fois que je vais voir Stanislas à l’heure du déjeuner, ils mangent des pommes de terre en robe de chambre avec, alternativement, de la soupe de semoule et du hareng, je me mets dans un coin et l’eau me vient à la bouche.

               — Prends, me dit finalement la mère de Stanislas, quand il y en a assez pour 11, il y en a aussi pour 12 !

                 Et Stanislas, avec une bourrade dans les côtes :

                  — Le rôti et le gâteau, tu n’as qu’à les imaginer !

                  — Nous n’en mangeons pas non plus tous les jours !

                  — Mais vous pourriez, si vous vouliez.

                  Je prends ma casquette et je file chez nous en courant.

                  — Pourquoi restes-tu toujours à midi là-bas, gronde ma mère, tu ôtes à ces pauvres gens leur peu de pain de la bouche ?

                  — Pourquoi ont-ils si peu ?

                  — C’est la volonté du bon Dieu. »


Chromos, coll. A. P.-R.

Les pommes sautées

 

R. Töpffer,

Premiers voyages en zigzag

ou Excursions d'un pensionnat en vacances dans les cantons suisses

 

« […] pour faire sauter avec avantage des pommes de terre et des oignons dans la poêle à frire, il faut avoir le coup, afin que ni la cendre ni la fumée ne s'en mêlent ; il faut avoir, comme notre hôtesse, cent fois, mille fois régalé des vendeurs de bestiaux et des marchands forains, tous gens plus gourmets que nous ne le pensons, et, qui, lorqu'ils font tant que de se faire servir, veulent en avoir pour leur argent et par delà ; il faut une claire flamme au foyer, telle qu'en donnent des souches caverneuses ou des sarments noueux ; il faut cette fraîcheur de l'oignon qu'on vient d'arracher du potager ; il faut le pot à beurre, la boîte à sel, ces ingrédients primitifs de toute simplicité friande, et il ne faut rien d'autre. Que de choses ! Non, la vraie théorie, c'est de dire aux gens : Marchez trois heures, cinq heures, allez à Bons, à Nangy, allez où vous voudrez ; c'est en allant qu'on apprête ; c'est fatigué, affamé, qu'on savoure dignement, que l'on mange avec une saine gourmandise. »


Colette, 

Mitsou

 

« Petite-chose, reculant d’un pas après les baisers, les cris et les “ bonjour toi ”.— Qu’est-ce qui te prend de m’inviter à déjeuner ?

 

Mitsou, embarrassée. — Je ne sais pas… Le beau temps, le… les aubergines. Aimes-tu les aubergines ?

 

Petite-chose. — J’en mangerais !

 

Mitsou.— Je me suis dit que tu devais aimer les aubergines. ôte donc ton col en fourrure, on n’est que nous deux, et ton chapeau.

 

Petite-Chose. — C’est joli chez toi. Je n’étais venue que le soir en courant, aux lumières on ne se rend pas compte. C’est une chance que tu n’aies pas de soleil ici, le soleil ça cuit les tentures, et tous les tableaux ne sont pas bon teint.

 

[…]

 

La femme de chambre. — Mademoiselle est servie.

 

Mitsou.— Je te demanderai quelque chose après le déjeuner.

 

Elle entraîne Petite-Chose. Bras dessus, bras dessous, elles vont s’asseoir sous la couronne mérovingienne. Le déjeuner. Les sardines, les radis, la limande-sole sans accent, l’entrecôte gris, les pommes pont-neuf ramollies, les aubergines farcies. Mitsou ne sait encore ni manger ni faire manger. Ces demoiselles boivent du chablis excellent, c’est vrai, — un don de l’Homme Bien — mais elles ne s’en aperçoivent pas.  »


Chromos, coll. A. P.-R.



Les Cèpes

 

Charles Monselet

 

« Dans son œuvre aux grosses couleurs,

Paul de Kock dit : “ Vivent les cèpes ! ”

De son côté, l’auteur des Guêpes

Dit : “ Vivent la mer et les fleurs ! ”

 

J’ai mes goûts comme ils ont les leurs ;

Je franchirais forêts et steppes

Pour savourer un plat de cèpes,

Mais de Bordeaux, et non d’ailleurs.

 

Vivent les cèpes ! Ma narine

Croit les sentir dans la bassine

Pleine d’huile et d’ail haché fin.

 

O saveurs ! ô douceurs ! ô joies !

De la terre ce sont les foies,

Et par eux renaît toute faim ! »


De savoureux champignons

 

André Theuriet

 

« Á la fin de septembre, où les petites pluies d'automne ont reverdi l'herbe des prés et donné une sorte de renouveau à la végétation, je m'abandonne à une de mes passions — innocente entre toutes — la recherche des champignons. Le coin de Bretagne où je vagabonde en ce moment est une terre d'élection pour ces mystérieux et fantasques cryptogames. Á perte de vue, dans la solitude, les landes épineuses y ondulent, entrecoupées de pâtis, dont les vaches tondent du matin au soir le gazon court, parfumé de marjolaine. C'est le sol où se plaît surtout l'agaric champêtre, l'un des plus savoureux champignons que je connaisse. Chez nous, on le nomme Boule de neige, parce que son chapeau rond et ramassé a la blancheur immaculée des pétales du lis. En dessous, ses fines lamelles sont, à l'heure de l'éclosion, d'une tendre couleur de chair. Cette viginale toilette blanche et rose lui donne des airs de jeune fille ; mais, comme toutes les virginités, celle-ci se fane vite et ne revient plus.

                    Dans l'espace d'une journée les fraîches lamelles passent du rose pâle au lilas foncé, et du lilas au noir fuligineux. Aussi, pour récolter ces agarics dans la prime fleur de leur brève beauté, faut-il se lever tôt et les surprendre dès le fin matin, lorsqu'ils ouvrent à peine “ parmi le thym et la rosée ”, leur parasol épais ; lorsqu'une mince pellisule blanche, encore attachée à la tige, laisse entrevoir en se déchirant l'intacte et tendre roseur de leurs dessous. […]

                            Quand la récolte est faite, c'est un délice non moins affriolant de déguster ces féeriques champignons, dont la chair ferme, saine, pulpeuse sent le fenouil et le serpolet. Tâchez d'en ramasser une cinquantaine, faites-les sauter dans le beurre, à un feu vif, avec poivre et fines herbes ; mouillez-les ensuite avec de la crème et, si possible, avec un fond de jus de perdreau ; relevez-les, en les servant, d'une rosée de jus de citron et, comme disait un gourmet de mes amis, vous croirez, en les mangeant, entendre des violons chanter dans le ciel !… […] »


Agnelotti à la savoyarde

 

Henry Bordeaux

 

« Faites une pâte avec de la farine, un peu de sel, un peu d’eau et deux œufs.

                                   D’autre part, préparez un hachis avec de la viande cuite de mouton, du gigot de préférence. Faites cuire, quelques instants, cette farce avec du beurre frais, un peu de consommé, quelques pincées de farine, puis laissez refroidir. Après avoir étendu votre pâte avec le rouleau à pâtisserie, vous formez sur celle-ci, avec une cuillerée à café, de petits tas de hachis. Recouvrez d’une seconde couche de pâte et, avec un verre à liqueur, découpez tout autour chaque agnelotti. Pochez ceux-ci pendant vingt minutes dans du consommé bouillant, puis retirez-les et placez-les dans un plat creux en porcelaine allant au feu, avec du beurre frais.

                                  Saupoudrez chaque rang d’agnelotti de fromage de gruyère additionné d’un peu de poivre. Recouvrez le tout de consommé et de jus de viande, dans la proportion d’un tiers de jus et deux tiers de consommé. Laissez gratiner au four pendant trois quarts d’heure ou une heure.

                         Il est indispensable d’étendre avec le rouleau à pâtisserie la pâte, de façon à la rendre aussi mince que possible.

                                     Essayez, et vous vous lécherez les doigts. »

Chromo, coll. A. P.-R.


Gâteau de vermicelles

 

M. F. K. Fisher,

Le Fantôme de Brillat-Savarin

 

« Sabri, l’homme de loi turc, qui avait le mal du pays, nous invita à prendre le thé. Nous en bûmes trop, et nous mangeâmes, comme des ogres ou avec discrétion, selon nos nationalités, un peu d’un grand gâteau aux allures de macaron. C’était Sabri qui l’avait fait et il nous expliqua comment :

                          “ Faites cuire à fond les vermicelles les plus fins que vous trouverez ”, commença-t-il, un sourire froid et poli plaqué sur le visage, le regard très chaleureux et mélancolique. “ Puis quand ils sont à point, disposez-les en couche fine dans le fond d’un plat à gratin large et peu profond, et laissez couler dessus du miel et de l’huile douce jusqu à ce que le plat soit plein à ras bord.

                          Parsemez la surface d’éclats de pistache, autant qu’il vous plaira — moi, il me plaît d’en mettre beaucoup. Ensuite, faites cuire tout doucement au four. Le mélange se racornira pour former un gâteau brun et croustillant très moelleux à l’intérieur, comme celui auquel vous avez à peine touché. »


Le godiveau

 

Charles Monselet

Chromo, coll. A. P.-R.

« Quand j’étais tout petit, j’aimais les godiveaux,

Où, modeste traiteur, souvent tu te révèles.

Á présent que je vais aux recettes nouvelles,

Et que mon appétit vole aux gibiers nouveaux,

 

Je me souviens. Malgré grives et bartavelles,

Je regrette le temps où, fou de maniveaux,

Je dévorais la croûte où nageaient les cervelles

Et les crêtes de coq, avec les ris de veaux.

 

Ces godiveaux, orgueil des bourgeoises familles,

Étaient en ce temps-là pareils à des bastilles ;

La salle s’imprégnait de leurs puissants parfums ;

 

Et, jeune âme déjà conquise à la cuisine,

J’oubliais de chercher le pied de ma cousine.

— Et je pleure en songeant aux godiveaux défunts. »


Poulet à la crème

et au paprika

 

Victor Margueritte

 

« Voici un plat dont je fis connaissance en Hongrie. Il est facile à préparer et offre au goût le plus délicat un plaisir imprévu et complexe. Douceur et violence ! C’est la cuisine d’Attila, revue et corrigée par la grâce française.

                                     Coupez en morceaux un jeune poulet très tendre et mettez ces morceaux, en une de ces vieilles casseroles de cuivre rouge, au ventre étamé de clair, taillez en rondelles un gros oignon, et faites-le revenir, sans le pousser jusqu’au roux. Là-dessus, une cuillerée à soupe de sel fin, une autre cuillerée de ce poivre rouge dit paprika, et la valeur d’un demi-verre de sauce tomate épaisse et parfumée. La casserole n’attend plus que le poulet. Là ! Le couvercle est bien clos. Et que maintenant le tout mijote et cuise une heure, non sans remuer de temps en temps !.… Ajoutez enfin un demi-litre de belle crème fraîche, bien jaune et très dense, et mélangez, sans que le coulis délicieux ainsi obtenu se mette à bouillir.

                                Il n’y a plus qu’à servir, avec une garniture de raviolis et de knockles.

                                        Et vous m’en direz des nouvelles ! »


Poulet à la cendre

 

Colette,

recette rapportée par La France à Table, n°52, janvier 1955

 

« […]  Le poulet à la cendre demande qu'on l'englue, emplumé, dans  l'argile lisse, la glaise des sculpteurs. Il ne faut que le vider avec soin, le poivrer et le saler intérieurement.  Sa graisse, prisonnière, suffit à tout. La boule d'argile et son noyau gallinacé subissent une crémation assez longue au sein d'une cendre épaisse de toutes parts entourée de braises qu'on attise, qu'on renouvelle. Sa molle argile  au bout de trois quarts d'heure est un œuf de terre cuite. Brisez-le : toutes les pennes, une partie de la peau restent attachées aux tessons, et la perfection sauvage du tendre poulet vous incline vers une gourmandise un peu brutale et préhistorique… »


Poulets à la ficelle

 

Alexandre Dumas,

Le Grand Dictionnaire de Cuisine, « Homard »

 

« Jusqu'à l'exécution de mes poulets à la ficelle, j'avais subi les observations de ma vice-cuisinière ; mais arrivé à ce moment décisif, l'observation se tourna en opposition.
     Comme je n'avais pas de temps à perdre, je menaçai ma vice-cuisinière d'un coup d'Etat qui tendrait à lui faire payer ses gages et à la faire mettre immédiatement à la porte.
       Cette menace eut son effet, elle obéit passivement et cinq minutes après, mes deux poulets tournaient côte à côte, comme deux fuseaux.
       Mais comme j'ai du temps aujourd'hui pour vous dire mes raisons et pour vous expliquer la supériorité du poulet à la ficelle sur le poulet à la broche, écoutez-moi.
      Tout animal a deux orifices : l'orifice supérieur et l'orifice inférieur ; et le poulet, sous ce rapport, est l'égal de l'homme. Diogène l'a dit deux mille quatre cents ans avant moi, le jour où il jeta un coq plumé sur l'Agora d'Athènes en criant :
      — Voilà l'homme de Platon !
      Eh bien, il faut d'abord boucher un de ces orifices, le supérieur.
    Cet orifice se bouche à la manière belge, en fourrant la tête de la volaille dans son estomac et en cousant la peau par-dessus.
     Passons au second orifice, bien plus important que le premier, à l'orifice inférieur.
      Vous en avez tiré, quand je dis vous en avez tiré, je veux dire votre cuisinière en a tiré les intestins et le foie, elle a jeté les intestins, haché le foie avec des fines herbes ciboules et persil, elle a manié le tout avec un morceau de beurre et à la place d'intestins, désormais non seulement inutiles, mais nuisibles, elle lui a restitué ce hachis destiné à le parfumer.
     Maintenant quel doit être le but du cuisinier ? De conserver à l'animal qu'il fait cuire la plus grande quantité de jus possible. Or si vous lui passez une broche en long et pour le maintenir une brochette en large, au lieu de boucher un des deux trous que la nature lui a faits, vous lui en imposez deux autres par lesquels tout son jus va s'échapper.
       Mais si au contraire vous lui liez les pattes avec une ficelle, que vous le suspendiez verticalement avec cette ficelle, l'orifice inférieur en l'air et l'orifice supérieur bouché ; si avec d'excellent beurre frais, manié de sel et de poivre, vous arrosez votre poulet, en ayant soin de verser à l'orifice inférieur avec la cuiller à arroser, alors vous avez rempli toutes les conditions logiques pour avoir un poulet excellent ; il ne vous reste plus qu'à surveiller sa cuisson et à couper la ficelle qui le soutient quand il se fait dans la peau de petites ouvertures, d'où se dégage un jet de fumée. Déposez-le alors dans son plat et versez sur lui le jus de la lèchefrite.
        Que jamais surtout une goutte de bouillon ne se mêle au beurre qui doit arroser votre poulet ; toute cuisinière, je crois déjà l'avoir dit quelque part, toute cuisinière, dis-je, qui met du bouillon dans sa lèchefrite, mérite d'être mise à la porte ignominieusement et sans miséricorde. »


Pigeonneaux innocents

aux écrevisses

 

 

J. Lebas, Festin joyeux ou la cuisine

en musique en vers libres, Paris , 1738

 

L’auteur de cet ouvrage, officier de bouche de son métier, conçut ses recettes « poétiques » pour qu’elles pussent être chantées — celle que nous citons devait l’être sur l’air de « Petits moutons qui dans la plaine ». Dans son épître dédicatoire aux dames de la Cour, il précise d’ailleurs : « Ce petit traité pourra vous servir d’amusement et de récréation, aussi utile qu’agréable, puisqu’en chantant vous pourrez, mesdames, enseigner à faire des ragoûts et sauces à quelqu’un de vos sujets subalternes pour vous réjouir. »

 

« Innocentes petites bêtes,

Vous périssez par le tranchant,

Et de votre cage, en sortant,

On vous saigne à la tête.

 

Dépouillez-les de leur plumage,

Les vuidez, troussez rondement,

Mettez-les dans l’eau chaudement,

Faites donc de ménage.

 

Ces pigeonneaux on les fricasse,

Ris de veau, crêtes, mousserons ;

Le coulis de veau et jambon

Convient dans cette place.

 

Les écrevisses sont pilées :

Mitonnez-les dans du bouillon,

Joignez-y du pain qui soit bon,

Que toutes soient passées.

 

Le coulis en roue couleur,

Incorporez dans le ragoût ;

Assaisonnez-le de bon goût,

Il n’est sauce meilleure. »


Ortolans à la provençale

 

Eugène Scribe,

recette rapportée par La France à Table, n°61, juin 1956

 

« Écoutez ! Vous prenez une truffe d’une dimension… à peu près la plus grosse qu’on puisse trouver… Vous l’évidez comme il faut, y placez un ortolan enveloppé d’une double barde de jambon cru… légèrement humecté d’un coulis d’anchois… Il y en a qui mettent des sardines, mais c’est une erreur… une erreur des plus grossières qu’on puisse faire en cuisine… Vous garnissez vos truffes d’une farce composée de foie gras et de moelle de bœuf pour entretenir un onctueux et prévenir le dessèchement, feu modéré dessus et dessous… vous faites usage du four de campagne pour donner de la couleur… et… vous servez chaud.  »


Les pluviers

 

Jean Giono,

La France à Table, n°61, juin 1956

 

« Il faut compter quatre pluviers par personne. Ceci se passe en Septembre, époque où les pluviers ne trouvent en Haute-Provence que de maigres ruisseaux ; ces oiseaux vont alors compléter leur nourriture sur les hauts plateaux. Le soir, ils sont dans les fonds de vallons à chasser le menu fretin de poissons blancs ; le matin, d’un coup d’aile, ils montent sur les plateaux et se nourrissent de ces grosses sauterelles dorées nommées bourianes. Comptons donc quatre de ces pluviers par personne. Barder de lard maigre (un peu rance si possible ; c’est une affaire de doigté).

                        Ranger les pluviers au fond d’une marmite profonde en terre. Le premier rang doit être de cinq à six oiseaux tout au plus. On a haché des oignons, du persil très fin, gratté un peu d’ail et on ajoute au hachis des morceaux (presque des quartiers) de tomates épépinées et essorées (on presse les tomates pour en exprimer les trois quarts du jus). On couvre le premier rang de pluviers avec ce hachis et ces morceaux de tomates.

                      On aligne par-dessus un deuxième rang d’oiseaux, par-dessus ce rang d’oiseaux on couvre encore avec du hachis et de la tomate. Ainsi de suite jusqu’à quatre centimètres du bord de la marmite. On couvre alors le tout avec du vin blanc qui a pris l’air, c’est-à-dire légèrement aigre. Et on ajoute de l’huile d’olive vierge à goût prononcé. (Si on n’en a pas, ajouter des olives noires et de l’huile sans goût, c’est-à-dire commerciale ; j’espère avoir mis dans cette phrase assez de mépris pour qu’on s’en tienne à l’huile vierge.)

                         Il faut à peu près la valeur de deux verres à Bordeaux d’huile. Ceci fait, fermer hermétiquement la marmite en lutant le couvercle non pas avec de la mie de pain détrempée qui se dessèche, mais avec de l’argile, en ménageant toutefois dans ce but un trou gros comme un crayon pour laisser passer un peu de vapeur.

                       En principe cette marmite doit être ensuite enterrée dans de la braise vive. Dans ce cas, en maintenant cette braise vive, il faut trois heures de cuisson. Si on a le malheur de ne pas se trouver en plein air (et en particulier sur la Montagne de Lure) on peut mettre cette marmite dans un four, même un four électrique. En aucun cas elle ne doit être posée le cul sur le feu. Elle doit être entouréede chaleur et son contenu dot cuire de tous les côtés. »


Petits oiseaux à la broche

 

Marcel Pagnol,

Cigalon (1936)

 

C'est ainsi que Cigalon, le héros imaginé par Marcel Pagnol pour le film du même nom, apprête le cul-blanc ou le cul-rousset dans son café-restaurant de village.

 

« […] Je les mets à la broche, bien habillés dans une platine de lard. J'arrange bien mon feu de sarments, je règle bien le tourne-broche. Et alors, les petits oiseaux se mettent à fondre et le jus tombe sur des rôties. Des rôties bien épaisses de pain de campagne. Quand ils sont à point, je prends tous les foies et, avec ces foies écrasés, je beurre mes rôties. Et je sers avec une salade bien fraîche, un peu craquante, avec un tout petit goût d'ail, sur le côté, comme un plumet… Ça, c'est un régal!»


Chromo, coll. A. P.-R.


Le jambon de Montagnac

 

Jean Giono,

in « La France à Table », n°61, juin 1956

 

« Prenez (comme on dit) du jambon de ménage salé au sel (et non au salpêtre ce qui, en premier lieu, exclut tous les jambons du commerce). Tailler dans la plus grande largeur du jambon des tranches de l’épaisseur d’un doigt (1 cm 1/2). Ces tranches (pour mémoire) doivent être rouge vineux avec un liseré de gas sur les bords. Hacher très fin pour chaque tranche une truffe noire fraîche de la grosseur d’une de ces petites oranges à confire appelées “ chinois ”. Rouler le hachis dans la tranche de jambon (à la façon des paupiettes). Aligner ces paupiettes très serrées dans un plat en terre. Mettre à feu très doux pendant vingt minutes. Ne pousser la cuisson que lorsque le gras du jambon a fondu. Déglacer le gras au dernier moment en versant quatre ou cinq cuillerées à soupe de vin blanc sec très froid.  »


Des chercheurs de truffes, dessin de Mariani d'après le tableau de Decamps,

in « Musée des Familles », décembre 1860, coll. A. P.-R..


La blanquette de veau

 

Paul Guth,

Mémoires d'un naïf

 

« Je demandai la recette  de sa blanquette de veau.

                                  — Vous, un étudiant, vous vous ntéressez à  la cuisine ?

                             Je célébrai les mérites intellectuels de l'art culinaire. Je déclarai que Brillat-Savarin était un grand écrivain. Avec des rires entrecoupés elle m'expliqua qu'elle avait frotté les morceaux de poitrine de veau avec du citron pour qu'ils soient plus blancs. Qu'elle les avait mis dans la casserole avec un bon morceau de beurre. Elle parla des petits oignons, du bouquet garni.

                                — Mouillez avec le moins d'eau possible et laissez cuire pendant une petite heure !…

                                — Comment ! Il y a donc une heure que vous vous occupez de moi !…

                                   Elle rabattit avec malice mon outrecuidance.

                                 — Et de moi aussi ! J'aime beaucoup la blanquette de veau ! »


Le gigot de genièvre

 

Papa Rieux

 

Ce cuisinier-poète d'Albi se fit le chantre des spécialités de son terroir. Une mission que reprit, en 1947, la célèbre Confrérie de Rabelais, qui siège en cette cité.

 

« Avant de le faire rôtir,

(Le vendredi pour le dimanche)

Deux jours pleins le laissant rassir,

De genièvre on piqua son manche.

 

Maintenant, devant un feu clair,

Dont les clartés rouges l'approchent

Le manche en bas, le manche en l'air,

Il tourne, tourne au tourne-broche.

 

De la coiffe d'un capucin

Qui ne confessa point de femmes

Et que l'on bourra de lard fin,

Pleut sur lui des larmes de flamme.

 

Du solennel officiant

Si tu veux surprendre le rite,

Gourmet, mon ami, c'est l'instant !

Approche de la lèche-frite.

 

Vois-le gravement écraser

Dans le jus l'odorant genièvre,

Et le gigot en arroser,

D'une main qui tremble de fièvre.

 

La chair saignante du gigot

Garde l'effluve de l'arôme ;

Mais, pour qu'on l'apprécie, il faut

Le servir pendant qu'il embaume !  »


James Pollard (1792–1867), The Meat Market, s. d.

La selle de mouton

 

John Galsworthy,

Le Propriétaire, 1906

 

« Les dîners de famille chez les Forsyte obéissent à certaines traditions. Ainsi, on n'y sert pas de hors-d'œuvre. La raison de cet usage est inconnue. Les jeunes gens de la famille l'attribuent au prix exorbitant des huîtres ; il est plus probable que cette abstention tient à l'impatience d'en venir au fait, à un excellent sens pratique qui décide immédiatement que les hors-d'œuvre manquent de substance. Seuls les James, incapables de résister à une coutume presque générale dans Park Lane, font exception sur ce point.

                                 Dans ces dîners, une indifférence muette et presque morne de chaque convive à son voisin suit le moment où l'on est mis à table ; et ce silence dure assez avant dans la première entrée. Il est coupé çà et là de quelques remarques : “ Voilà que Tom est de nouveau malade ; je n'arrive pas à savoir ce qu'il a. ” — “ Je pense qu'Ann ne descend pas le matin. ” — “ Comment s'appelle votre docteur, Fanny ? ” — “ Stubbs ? C'est un farceur. ” — “ Winifred ? Elle a trop d'enfants. Quatre, n'est-ce pas ? Elle est maigre comme un coucou. ” — “ Combien paies-tu ce xérès, Swithin ? Trop sec pour moi. ”

                                           Avec le second verre de champagne s'élève une sorte de bourdonnement, dont l'élément fondamental semble bien être la voix de James racontant une anecdote. Celle-ci se traîne jusqu'au moment où paraît le plat culminant d'un dîner de Forsyte : “ la selle de mouton ”.

                                              Aucun Forsyte n'a jamais donné un dîner sans y faire figurer une selle de mouton. Il y a quelque chose dans la succulente solidité d'une telle viande qui la désigne aux gens d'“ une certaine position ”. C'est un plat nourrissant et savoureux, et qu'on se souvient d'avoir mangé. Il a un passé et un avenir, comme un dépôt fait à sa banque ; et enfin il donne prise à la discussion.

                                     Chaque branche de la famille vante obstinément le lieu de provenance de son mouton ; le vieux Jolyon tient pour Dartmoor ; James pour le pays de Galles ; Swithin ne croit qu'au South Down ; et Nicholas soutient qu'on peut dire tout ce qu'on voudra, mais que rien ne vaut le mouton de la Nouvelle-Zélande. Quant à Roger, l'“ original ” parmi ses frères, il s'est trouvé forcé d'imaginer une localité à lui, et avec une ingénosité digne d'un homme qui a inventé pour ses fils une profession nouvelle, il a découvert une boucherie où l'on vend de la viande allemande. Comme on s'étonnait, il soutint son dire en exhibant une note de boucher, prouvant qu'il payait sa selle de mouton plus cher que tous les autres. C'est en cette occasion que le vieux Jolyon, se tournant vers June, lui avait dit dans un de ses accès de philosophie :

                                     — Tu peux me croire quand je te dis que les Forsyte ont un grain. Tu t'en apercevras avec les années.

                                      Seul, Timothy restait à part ; car, quoiqu'il aimât la selle de mouton, il disait qu'il la craignait.

                                      Pour tout curieux de la psychologie des Forsyte, ce grand trait de la selle de mouton est d'une capitale importance ; non seulement il manifeste leur ténacité, en tant que groupe et qu'individus, mais il les caractérise comme appartenant de fibre et d'instinct à cette classe d'hommes qui prisent avant tout ce qui est substantiel et savoureux et se défendent de toute séduction frivole.

                                     Á la vérité, quelques jeunes membres de la famille se seraient passés volontiers de viande de boucherie, et eussent préféré une pintade ou une salade de homard, quelque chose de moins nourrissant et qui parlât plus à l'imagination. Mais c'étaient des femmes ou bien des jeunes gens corrompus par leurs femmes, ou par des mères qui, ayant été forcées de manger, toute leur vie d'épouse, de la selle de mouton, avaient fait passer une hostilité secrète contre ce mets dans le sang de leur fils. »


Le bœuf aux carottes

en gelée

 

Marcel Proust,

A l'ombre des jeunes filles en fleurs

 

« Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent. 

   — Vous avez un chef de tout premier ordre, madame, dit M. de Norpois. Et ce n’est pas peu de chose. Moi qui ai eu à l’étranger à tenir un certain train de maison, je sais combien il est souvent difficile de trouver un parfait maître queux. Ce sont de véritables agapes auxquelles vous nous avez conviés là.

      Et, en effet, Françoise, surexcitée par l’ambition de réussir pour un invité de marque un dîner enfin semé de difficultés dignes d’elle, s’était donné une peine qu’elle ne prenait plus quand nous étions seuls et avait retrouvé sa manière incomparable de Combray.      

    — Voilà ce qu’on ne peut obtenir au cabaret, je dis dans les meilleurs : une daube de bœuf où la gelée ne sente pas la colle, et où le bœuf ait pris parfum des carottes, c’est admirable ! Permettez-moi d’y revenir, ajouta-t-il en faisant signe qu’il voulait encore de la gelée. Je serais curieux de juger votre Vatel maintenant sur un mets tout différent, je voudrais, par exemple, le trouver aux prises avec le bœuf Stroganof. »


Les fricadellas

 

Henry Miller,

Printemps noir (trad. fr, 1946)

 

« Mélie n’était pas bonne ménagère, ai-je dit, mais elle savait faire les fricadellas. Voici la recette, pendant que j’y pense : bouillie composée d’humus de pain trempé (pris dans un bon urinoir), ajoutez de la viande de cheval (les fanons seulement) hachée très fin avec un peu de chair à saucisse. Roulez à la main. Le bar qu’elle tenait avec Paul avant l’arrivée de la femme de Hambourg était tout près du tournant de la Deuxième Avenue L, pas loin de la pagode chinoise utilisée par l’Armée du Salut. »


L'omelette d'Abel

 

Victor Hugo,

Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie

 

Nous sommes en 1813. L’Espagne vit des temps troublés. Joseph sent qu’il va perdre son royaume. La bataille de Vittoria est un désastre. La retraite s’effectue d’abord dans la plus grande confusion. Le maréchal Jourdan charge le général Hugo de partir à la recherche du roi, disparu dans le tumulte. Mais un « calme » relatif finit pas revenir…

 

« Les corps rejoignirent le gros de l’armée et reprirent leurs places dans leurs brigades, et le général Hugo retourna près du roi, qui s’était fort bien retrouvé.

                                       Dès lors la retraite, bien qu’inquiétée, se fit en bon ordre. les vivres n’abondaient pas ; le roi lui-même en fut réduit plus d’une fois à dîner de glands rôtis. Quand les rois dînent mal, leurs pages se serrent le ventre. Abel, qui n’avait pas quitté le roi et dont son père avait été fort content aux Arapyles et à Vittoria, était d’âge à supporter plus aisément les balles que la diète. Il allait à la découverte, espérant toujours un dîner qu’il ne mangeait jamais. Enfin, je ne sais plus à quel endroit des Pyrénées, il aperçut une baraque où il se précipita de toutes les jambes de son cheval. Il y trouva un vieux paysan et sa vieille femme, pas trop renfrognés pour des espagnols.

                                    Il tira une pièce d’or et leur demanda ce qu’ils avaient à manger.

                                         — Rien.

                                  Ceci redevenait plus espagnol. Renonçant à causer, il mit la pièce d’or sur la table et fouilla dans le buffet. Il y trouva six œufs ; mais il fallait du beurre. Il n’y en avait pas, mais il déterra un pot de saindoux, puis une tranche de lard.

                                       Le résultat de toutes ces trouvailles, et d’un feu qu’il alluma lui-même, fut une omelette dorée et appétissante dont Abel allait se régaler, quand Joseph entra.

                                      Le premier regard de Joseph fut pour l’omelette;

C’était un regard affamé et royal.

                                     Abel pâlit ; mais il comprit qu’il fallait s’exécuter.

                                 — Votre majesté, dit-il en soupirant, me fera-t-elle la grâce de goûter de mon omelette ?

                                  — Parbleu ! dit le roi.

                                 Et il se mit à manger. Abel espérait au moins avoir sa part ; mais l’omelette était si bonne que Joseph ne lui en laissa pas une bouchée. Le malheureux page revint avec un peu plus d’appétit et un peu moins d’argent et trouva qu’il avait payé un peu cher l’omelette d’un autre.  »


Plaisir d'amour

(les œufs à la coque)

 

Paul Arène,

Conte de Provence

 

« Impossible de rien trouver dans cette abominable masure où nous retenait prisonniers une plus abominable averse ; et nous étions presque résignés, Domni et moi, à mourir de faim pour un jour, quand, parmi les gloussantes protestations de trois ou quatre maigres poules réfugiées sur la maîtresse poutre du hangar, nous vîmes Anselme reparaître, superbe, les cheveux irradiés de brins de paille, et tenant au creux de ses mains unies en corbeille une douzaine d’œufs qu’il avait dénichés.

                      Avec un pot de cidre à grand’peine obtenu et le restant de pain bis découvert au fond de la huche, ceci nous promettait, sinon un repas confortable, du moins de quoi satisfaire nos appétits.

                  Le beurre, hélas !, faisant défaut ainsi d’ailleurs que le lard et l’huile, il fut immédiatement décidé que l’on mangerait à la coque ces douze œufs providentiels.

               Mais, qui allait se charger du soin de les cuire ? L’opération est délicate ; tout d’abord je me récusai. Domnin en fit autant. Quant au brave Anselme… Écoutez ce que dit Anselme !

           — Des œufs à la coque ? rien de plus simple ! et sans présomption, je garantis de les réussir. Seulement…

                   — Ah ! il y a un seulement ?

                   — Oui ! Seulement il me faudrait une guitare.

                Cet Anselme était positivement fou ; une guitare pour cuire des œufs ? Quelle association d’idées singulière !

              Du reste, comme la faim pressait et qu’aucun de nous n’avait de guitare sur soi, on prit le sage parti de cuire les œufs au petit bonheur, en les fourrant tout simplement dans de l’eau bouillante. Tant pis si, par manque d’expérience, nous n’obtenions que des œufs durs à la place des œufs laiteux et crémeux que rêvait notre gourmandise.

                    Et pendant que le feu s’allumait, ce qui fut long, car, un bon quart d’heure durant, le bois vert et mouillé vomit des flots d’épaisse fumée où ne brillait aucune flamme ; pendant que dans la lourde marmite de fonte l’eau faisait des façons pour bouillir, Anselme, plaisanté amicalement au sujet de ses étranges procédés culinaires, eut tout le temps de nous expliquer quels rapports existaient, à son point de vue, entre la guitare et la cuisson des œufs.

               — Riez, soupirait Anselme, riez ! Ce qui vous semble si comique éveille en moi, tout au contraire, des souvenirs pleins d’intime mélancolie. C’est ainsi : les œufs me font songer à la guitare, la guitare à cousine Annette ; et, remontant le courant des jours disparus, je me vois tout gamin dans un grand salon tendu de perse aux couleurs claires, s’ouvrant de plain-pied sur un jardin peu cultivé qui foisonnait d’herbes folles, avec de hautes roses trémières au calice desquelles mille bourdons toujours bourdonnant et pareils à une bande de pâtissiers ivres, s’enfarinaient de pollen d’or.

                C’est là qu’habitait cousine Annette. Agée de près de quatre-vingts ans, au fond elle était ma grand’tante ; mais je l’appelais cousine Annette, comme tout le monde, parce qu’en effet, chaque année nouvelle, au lieu de la vieillir, lui apportait pour ainsi dire un surcroît de grâce enfantine. Petite, de la taille qu’on rêve aux fées, son corsage restait souple et mince. Ses cheveux blancs étaient si fins, avec de si vivants reflets qu’ils paraissaient blonds au soleil et sous les lumières. Avec cela, fort coquette de son pied mignon, que volontiers elle montrait, et de sa main un peu amaigrie où les bagues de femme ne tenaient plus, ce qui l’avait obligée, depuis quelque temps, à reprendre ses bijoux de jeune fille.

            De même, et par suite sans doute d’un mystérieux rayonnement, tout paraissait jeune autour de cousine Annette : le fauteuil orné de deux sphinx, les chaises en forme de lyre, la grande commode et ses cuivres, l’étrange meuble à colonnettes représentant le temple de Vesta qui lui servait de table à ouvrage, et les vieux livres qu’elle lisait, et les vieilles chansons qu’elle chantait d’une voix faible, mais doucement vibrante.

                   Dans la naïveté de mon cœur d’enfant, je nourrissais à l’endroit de cousine Annette un sentiment mal défini, plus voisin à coup sûr de l’amour que de l’amitié.

                Aussi, pour rien au monde, ni pour une baignade d’écoliers, l’été, au courant clair de la rivière, ni pour une course, l’hiver, le long des routes sonores et dures, quand la glace feuilletée en vitres craque sous le pied dans les fossés, pour rien au monde je n’aurais voulu manquer l’extraordinaire déjeuner que, chaque jeudi, m’offrait chez elle cousine Annette.

                   Du pain frais, du beurre, et des œufs… Œufs exquis et cuits en musique !

                        Comment cela ? Vous allez voir.

Il est, comme chacn sait, différentes façons de cuire les œufs à la coque. Certaines personnes présomptueuses osent s’en fier à leur seul instinct. D’autres comptent jusqu’à deux cents, trois cents. D’autres encore, pour mesurer les minutes, emploient la sablier ou bien un chronomètre muni d’une aiguille trotteuse. Les dévotes et les sœurs tourières arrivent au même résultat, en égrenant des Pateret des Ave. Cousine Annette, d’esprit toujours original, avait imaginé, pour cuire ses œufs, une cérémonie vraiment gaie où je jouais mon rôle.

                     Cousine Annette tenait sa guitare. Assis sur un tabouret bas, moi j’avais pour consigne de tenir les œufs prêts et de surveiller la bouilloire.

                     — Cousine Annette, l’eau commence à rire !…

               Et pinçant légèrement les cordes, cousine Annette préludait.

                     — L’eau prend le galop, cousine Annette !…

             Alors cousine Annette, le regard au ciel, la voix émue, commençait la naïve romance de Florian mise en musique par Martini :

                             Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,

                            Chagrin d’amour dure toute la vie !

                             J’ai tout quitté pour l’ingrate Silvie,

                             Elle me quitte et prend un autre amant.

                 Á ce moment, je devais laisser tomber les œufs dans l’eau, et cousine Annette continuait en multipliant les arpèges :

                            Tant que cette eau coulera doucement

                            Vers ce ruisseau qui borde la prairie,

                            Je t’aimerai, me répétait Silvie,

                            L’eau coule encor, elle a changé pourtant.

            Là-dessus, je retirais la bouilloire ; cousine Annette reprenait avec plus de sentiment et d’âme :

                           Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,

                           Chagrin d’amour dure toute la vie !

        Et triomphalement, faisant ma partie au refrain sans rien comprendre — j’ai compris depuis ! — ce que cet air du temps passé évoquait pour cousine Annette de rêves et de doux regrets, j’emportais les œufs cuits à point dont nous nous régalions en tête à tête dans de délicieux coquetiers où se voyaient, or sur fond bleu, des couronnes de myrte, des bouquets de roses, des colombes se becquetant; des amours jouant du tambourin, des luths, des musettes et des flûtes.

             Un jour, — cousine Annette, ce matin-là plus attendrie qu’à son habitude, m’avait montré, dans les tiroirs de sa commode, toutes sortes de souvenirs, un bouquet desséché, des lettres liées de faveurs, avec le portrait d’un bel officier en costume de hussard rouge, — un jour, faisant cuire nos œufs, il me parut que cousine Annette ralentissait par trop la mesure, et je songeais à part moi : les œufs sans doute seront durs.

              Les œufs n’étaien pas durs, mais ils se trouvèrent mollets.

— Je n’y comprends rien, disait cousine Annette, voilà bien la première fois que Plaisir d’amour me joue ce tour-là… Et, souriant toujours, mais légèrement attristée : — peut-être un peu d’émotion ? et puis il faut croire qu’on se fait vieille !…

               C’est le lendemain de ce jour que cousine Annette mourut. »


La noble fondue

de Brillat-Savarin

 

Le terme fondue présente, en matière culinaire, une seconde acception, moins connue que celle afférente à la « cuisine sur table » actuelle (fondues savoyarde, vaudoise, jurassienne, etc.), mais à laquelle, dans l’une de ses méditations (XIV) de la Physiologie du Goût (1826), le célèbre gastronome Brillat-Savarin confère ses lettres de noblesse. Ayant invité des parents à un repas raffiné, il leur servit, en effet, après huîtres, rognons à la brochette et caisse de foie gras aux truffes, une de ces délicieuses fondues dont il avait le secret et qu’il accompagna d’un vin de Sauternes.

 

« On en avait rassemblé les éléments dans une casserole, qu’on apporta sur la table avec un réchaud à l’esprit-de-vin. Je fonctionnai sur le champ de bataille ; et les cousins ne perdirent pas un de mes mouvements.

        Ils se récrièrent sur les charmes de cette préparation, et m’en demandèrent la recette que je leur promis. » Ainsi relate-t-il ce moment privilégié autour d’œufs brouillés au fromage, fortement poivrés. Car telle était la préparation “sur table”, que devaient suivre fruits de saison et confitures, ainsi qu’une tasse de moka et, indispensable complément, deux espèces de liqueurs, « un esprit pour déterger, et une huile pour adoucir ».


Escargots et limaçons

 

 

 

 

J. Rouyer

Alexandre Dumas voua une grande admiration à ce cuisinier-poète de son temps, dont il livre plusieurs recettes en vers dans son Grand Dictionnaire de Cuisine.

 

 « Les anciens Romains faisaient leurs délices

De ces Escargots (ni chairs, ni poissons),

Qu’hommes de science appellent “ hélices, ”

Et qu’il ne faut pas croire Limaçons

 

— Fi ! l’horreur ! dit-on, me trouvant trop brusque

Á parfaire un mets“ de rampants visqueux. ”

Donc, séparant l’un de l’autre mollusque,

J’en fais un fin plat. — foi de Maître-Queux !

 

D’abord, l’Escargot point ne se désigne

Á notre dégoût, durant les jours froids :

Clos dans sa coquille, au pied d’une vigne,

Il s’engraisse, loin d’humides endroits…

 

(— Qu’en poête, ailleurs, j’en dirais merveille !

“ Mystérieux, seul, il se reproduit ;

S’il s’accouple; il lance un trait à l’oreille

Du semblable qui, clairvoyant, le suit. ” —)

 

Mais qu’à l’eau bouillante il jette sa bave ;

De son enveloppe extrait, on est sûr

Qu’avec bain de sel, l’Escargot se lave

De tout son limon ; il est ferme et pur

 

(Qu’au feu, sans apprêts, aux champs on le grille ;)

L’Escargot, pour nous, n’est propre qu’ainsi :

Cuit, avec jus, lard; puis, mis en coquille,

D’épices, de beurre et d’herbes farci ;

 

Ensuite, au four chaud, en une minute,

Qu’il rôtisse, et soit bien à point mangé !…

Quant au Limaçon, qu’ici j’exécute,

Il triomphe, hélas ! du sot préjugé !

 

— Faible de poitrine ! absorbe un reptile,

Qu’on mange, en Provence, avec l’Aillolis:

Sauce, faite d’ail, de jaunes d’œufs, d’huile;

Le Limaçon cru vaut tous nos coulis !…



Chromos, coll. A. P.-R.


Les crêpes de blé noir

 

Théodore Botrel

 

« Le soir tombe, la nuit se ferme :

Dans le vieux char cahotant,

Rallions, vite, la ferme

Où le souper nous attend ;

Une odeur exquise y rôde,

Fortifiant notre espoir

D’une bonne soupe chaude

Et de crêpes de blé noir.

 

C’est avec un soin extrême

Que Marivonne a jeté,

Dans le bon lait lourd de crème,

Le sarrasin bien bluté ;

Un coup de “ fourch-tân ” et, vite,

Au vent de son tablier,

L’ajonc sec flambe et crépite,

Illuminant le foyer.

 

Et maintenant qu’apparaisse

Sur son trébé, sans retard,

La “ pillig-du ” que l’on graisse

Avec un morceau de lard,

Pour que l’accorte fermière,

Vive et précise à la fois,

Étende la “ bass ” légère

Avec la “ rozel ” de bois.

 

Un brin d’ajonc sec encore

Et dans le gai flamboiement,

La crêpe gonfle et se dore

Et palpite doucement ;

Mais la crêpière l’enlève

Et — d’un coup — la tourne, avec

La “sklisen ”, pareille au glaive

Large et court d’un héros grec.

 

Hop ! au “ tad-coz " la première !

Puis, tout le monde en aura ;

On donnera la dernière,

Demain, au “ klaster-bara ”.

— Succulentes, Marivonne,

Vos “ krampoez ” ! — Régalez-vous

Et tirez-nous à la tonne

Quelques bols de cidre doux ! ”

 

Et, très nombreux, de la sorte

Bols et crêpes se suivront…

Si bien qu’au seuil de la porte,

Lorsque nos gars sortiront,

Quelques-uns, voyant la lune

Rouler dans la paix du soir,

La prendront aussi pour une

Large crêpe de blé noir ! »

Gravure de Ch. Gérad, d'après Jean Baptiste Jules Trayer (1824-1909),

Marchande de crêpes à Quimperlé.


Carte postale ancienne, coll. A. P.-R.

La galette lorraine

 

André Theuriet

 

« Le feu flambe au four, un feu clair

De ramille et de brande

Et le pain chaud embaume l’air

De son odeur friande.

Payse, prends sur le buffet

Le grand plateau de frêne

Et montre aux enfants comme on fait

La galette lorraine.

 

D’avance tout est préparé

Dans la huche entr’ouverte :

Fleur de froment, beurre paré

D’un lit de vigne verte,

Œufs frais pondus de ce matin,

Et crème virginale,

Sentant le fenouil et le thym

De la friche natale.

 

La payse d’un doigt léger

Pétrit la pâte fine ;

Tout autour d’elle on voit neiger

De la fleur de farine.

Les marmots au regard charmant,

Couleur de violette,

Parmi ce neigeux poudroiement

Contemplent la galette.

 

N’épargne pas le beurre ! Encor,

Payse, à pleine tranche !

Bats les œufs jaunes comme l’or

Avec la crème blanche ;

Puis lentement avec amour

Étends-les sur la pâte…

C’est parfait ! Maintenant au four,

Au four, et qu’on se hâte !

 

Toute chaude sur le bahut,

Savoureuse, alléchante,

Voici la galette… Salut,

Toi qu’on aime et qu’on chante

Du pays Messin au Barrois,

Des Vosges à l’Argonne,

Partout où le mâle patois

Des fiers Lorrains résonne !

 

Qu’on nous apporte un vin du cru

Á sève pétillante,

Et trinquons ferme, arrosons dru

La galette bouillante. »


La galette des rois

 

Achille Ozanne

 

Achille Ozanne fut un célèbre cuisinier de la fin du XIXe siècle. Il aimait s’exprimer en poèmes, comme l’atteste la revue Art culinaire, éditée par la Société des cuisiniers.

 

Chromo, coll. A. P.-R.

« … Si j’étais roi…

O doux souvenir d’autrefois !

C’est dans une ferme normande

Que de la galette des rois

J’appris la recette gourmande.

 

Quand, bras nus et la gorge au vent,

Pétrissait la belle fermière,

Sur son cou ma bouche souvent

Faisait l’école buissonnière.

 

Mais je reviens à la galette

Sans trop longtemps être indiscret,

Mon souvenir est un secret,

Contentez-vous de la recette.

 

Sur votre table vous mettez

Deux livres de bonne farine

Á laquelle vous ajoutez

Deux tas de gros sel de cuisine,

Un litre de crème, quatre œufs,

Une livre d’excellent beurre.

Ensuite, mélangez entre eux

Vivement ces produits sur l’heure.

Á la pâte donnez un tour,

Puis un autre et mettez au four.

 

Ce jour-là, croyez-le sans peine,

Je prends le sceptre sans effroi,

Et mon bonheur quand je suis roi :

C’est surtout… d’embrasser la reine ! »

Paysans bretons cassant le gâteau des Rois, gravure, L'Illustration, n° 619, 6 janvier 1855.


Les crêpes

 

Stéphane Halgan,

Les crêpes

 

Poète armoricain, cité par Eugène Loudun, La Bretagne. Paysages et Récits, 1861. L’auteur de ce poème consacré à la louange des crêpes flânait sur les bords de l’Odet, non loin du Marhallac’h, lorsque l’orage le surprit et le contraignit de s’abriter dans une chaumière voisine, ce qui lui permit d’observer la confection de ces fines galettes.

 

Carte postale, coll. A. P.-R.

« […]

Je voyais près de moi la servante au bras nu

Faisant fumer la poêle.

 

La pâte s’étalait ; son flot moins transparent

S’arrondissait en crêpe ;

Et le gâteau cuisait, cuisait en susurrant

Ainsi qu’un vol de guêpe…

 

Lorsque la crêpe était bien blonde d’un côté,

D’une batte légère

Voici qu’un tour de main leste et précipité

La tournait tout entière.

 

Les crêpes se pliant, s’entassant à foison,

La maie en était pleine ;

Car c’est là l’aliment de toute la maison

Pour toute la semaine.

[…] » 


La crêpe

 

Achille Ozanne, 1890

 

Le poète emploie des termes bretons. La  fourch-tân est la petite fourche utilisée pour glisser les branches d’ajonc sous le trépied (trébé), la pilling-du, la poêle à crêpes noire, la bass, la pâte à crêpes. Il mentionne les instruments spécifiques de la préparation des crêpes (krampoez) : la rozel, l’ustensile de bois en forme de petit rateau qui sert à étaler la pâte ; la sklisen, la palette utilisée pour retourner les crêpes. Deux autres mots bretons figurent dans ce texte : tad-coz (« grand-père ») et klasker-bara (« chercheur de pain »).

 

« Le beurre en la poêle pétille.

La crêpe s’étale aisement,

Ronde comme l’astre qui brille,

Le soir, au fond du firmament.

 

Lorsque dans sa pâleur d’aurore,

Devant l’âtre au reflet vermeil,

Des deux côtés on la colore,

Elle prend les tons du soleil!

 

Je vais écrire la recette

De ce joyeux mets de saison,

Tâchant, pour la rendre complète,

D’unir la rime à la raison.

 

Recette

 

D’un bon demi-kilo d’excellente farine

Vous formez un bassin au fond d’une terrine,

Au milieu vous mettez un peu de sel, quatre œufs.

Du beurre un peu fondu pour donner le moelleux,

Un peu de lait encore. Et puis, en toute hâte,

La spatule à la main, vous travaillez la pâte

Jusqu’au moment où lisse, avec soin l’on y joint

Du lait tout doucement pour la finir à point.

Alors, pour que la crêpe aisément se digère,

La cuisson la rendra croustillante et légère.

 

Vivement il faut procéder,

Aussitôt à la crêpe cuite,

Une autre, puis d’autres ensuite

Sans cesse doivent succéder.

 

Chaque invite “ saute ” la sienne,

C’est la gaîté jointe au régal.

On fête la coutume ancienne

Que ramène le carnaval !

 

Fêtons-la donc comme nos pères,

Aux rires mêlons nos chansons,

Et que de joyeux échansons

De bons vins remplissent nos verres !

...

 

Le beurre en la poêle pétille,

La crêpe s’étale aisément.

Ronde comme l’astre qui brille,

Le soir, au fond du firmament. »


Gâteau de Savoie

 

J. Lebas,

Festin joyeux ou la cuisine en musique en vers libres, Paris, 1738

 

Cette recette se chantait sur l’air des Quatrains de Pibrac..

 

« Mettez seize œufs, il faut que tout se suive,

de ce mélange faut avoir grand soin ;

Mettez fleur de farine bien moins ;

Du beau sucre environ deux livres

 

Séparez donc les blancs de la coquille

Et les fouettez qu’ils deviennent rocher,

Brouillez les jaunes avec sucre passé;

la farine viendra à la file.

 

En terrine donc le mélange,

fouettez battez et ne vous lassez pas ;

Pistache, le citron a des appats,

vert et confit, eau de fleur d’orange.

 

Vous dresserez ce gâteau dans un moule

que l’on appelle bonnet de Turquie ;

Mettez au four qu’il soit bien cuit.

Vous l’ornerez de nonpareille en foule.

 

De la glace blanche de couleur chamarée,

vous lui donnerez bien de l’agrément,

Tout cela se fait très joliment

Le rouge de brillant de pastille mêlé. »


Le clafoutis

 

Jules Claretie,

dans Les Annales Politiques et Littéraires, 1912

 

« Le clafoutis, qui a donné son nom à une réunion de compatriotes, est un admirable flan aux cerises, aux cerises noires et juteuses. Sa recette ?

            Quatre œufs entiers ;

            Deux cuillerées de sucre en poudre ;

            Deux verres à liqueur de cognac ;

            Une pincée de sel ;

            Un demi-litre de lait.

                    Vous tamisez la farine sur une terrine. Vous cassez les œufs avec sel et sucre ; vous battez, pétrissez le tout jusqu’à ce que vous obteniez une pâte très lisse, sans grumeaux ; vous ajoutez le lait, et, après avoir enlevé les queues des cerises (noires, je le répète), vous les versez dans la pâte, en versant ensuite le cognac sur le mélange.

                 La tourtière doit être préalablement bien beurrée pour permettre de bien détacher le clafoutis en le retirant du four, où on l’aura laissé pendant une demi-heure environ. Démoulez alors et saupoudrez de sucre glacé.

                    Ils étaient délicieux, les clafoutis de mon enfance ! Je les réussis quelquefois ! »


La charlotte russe

de ma grand-mère

 

Federico Fellini,

texte paru dans L’honnête Volupté,

Éditions Michel de Maulle, décembre 1989

 

« Le plus exquis des gâteaux, le roi des gâteaux, est celui que préparait ma grand-mère Franzscheina chez elle à la campagne. Il y avait tous les dimanches la merveilleuse “ charlotte russe ”. Ma grand-mère soutenait que cette charlotte se faisait avec des biscuits à la cuiller, les jeunes filles qui l’aidaient disaient que non, qu’elle se fait avec de la génoise. C’était des disputes qui duraient des heures. Pendant qu’elle préparait la crème, on lui tournait autour comme des mouches. Elle mettait sur un plat une couche de biscuits à la cuiller, une couche de crème, une autre couche de biscuits à la cuiller, une autre encore de crème. Par-dessus, en garniture, elle mettait un blanc d’œuf battu. Attention ! Pas de crème fouettée ! Dans les restaurants, les pâtissiers gâchent les gâteaux en les inondant de crème fouettée. Ma grand-mère Franzscheina battait les œufs et le sucre avec une sorte d’épis en fil de fer ; puis elle prenait une page du Corriere Padano ; elle la roulait pour en faire un cornet dont elle retirait la pointe pour laisser un passage. Elle renversait les blancs d’œufs battus en neige dans cette espèce de chapeau de magicien, fermait la partie supérieure et, en élargissant le trou, elle se mettait à broder la charlotte en faisant des gribouillis, de gros lombrics blancs en forme de joyeuses virgules…

                  Enfin, elle versait l’alchermes sur sa décoration, une liqueur rouge sang tenue dans une bouteille ventrue cachée dans l’armoire. Elle l’empoignait comme un ostensoir. Nous la regardions la tête en l’air monter sur sa chaise, puis allonger le bras et attraper d’abord la bouteille rouge, puis la blanche, celle du mistrà ! Elle bouchait de son pouce le goulot de cette dernière et en arrosait le gâteau. Elle prenait ensuite  une fulminante (c’est ainsi qu’on appelait à l’époque les allumettes), la frottait sur le mur et, d’un geste de prestidigitateur, elle effleurait rapidement  le gâteau. Le blanc d’œuf prenait feu et devenait roux. Arrivé à ce stade, on n’en pouvait plus et on se mettait à glapir. Mais elle, elle remontait sur sa chaise en criant “ n’y touchez pas ! ”, puis elle déposait la merveille en haut de l’armoire. À l’heure du dîner, une fois tous installés à table, ma grand-mère remontait sur sa chaise, prenait le plat rond avec précaution et le portait à table avec un geste de reine ; puis elle le découpait en parts bien égales et mangeait elle aussi sa propre part avec beaucoup de componction. »


Les tartelettes amandines

 

Edmond Rostand,

Cyrano de Bergerac, II, 4

 

« Battez, pour qu’ils soient mousseux

Quelques œufs ;

Incorporez à leur mousse

Un jus de cédrat choisi ;

Versez-y

Un bon lait d’amande douce;

Mettez de la pâte à flan

Dans le flanc

De moules à tartelette;

D’un doigt preste, abricotez

Les côtés ;

Versez goutte à gouttelette

Votre mousses en ces puits, puis

Que ces puits

Passent au four, et, blondines,

Sortant en gais troupelets,

Ce sont les

Tartelettes amandines ! »


Les Frivolles

 

André Thévenot,

Les Annales Politiques et Littéraires, décembre 1912

 

« Parmi les mets locaux et traditionnels,

Dont la vieille Champagne a conservé l’usage,

Il en est un surtout que l’on aime au village

Et dont ne parlent pas nos modernes Vatels.

 

Dans une pâte mince à gâteau de ménage,

Découpez des morceaux peu superficiels

En losanges égaux et proportionnels,

Et mettez sur feu vif, dans la graisse à la nage.

 

Retirez, égouttez et servez aussitôt,

Car ce friand régal veut être mangé chaud,

Arrosé d’un vin frais, et chacun en raffole.

 

En l’honneur de Bacchus, le jour de Carnaval,

Chez l’hôtelier voisin, demandez la “ Frivolle ”

Et vous verrez que c’est un dessert sans rival. »


Carte postale ancienne, coll. A. P.-R.


La mousseline aux fraises

 

Georges Perec,

La Vie mode d’emploi

 

« Sur la page de gauche, encadrée de fleurons modern-style et d’ornements en guirlande, est donnée une recette de mousseline aux fraises. Prendre trois cents grammes de fraises des bois ou des quatre-saisons. Les passer au tamis de Venise. Mélanger avec deux cents grammes de sucre en glace. Mélanger et incorporer à l’appareil un demi-litre de crème fouettée très ferme. Remplir de cet appareil de petites caisses rondes en papier et mettre à rafraîchir deux heures dans une cave à glace légèrement sanglée. Au moment de servir, placer une grosse fraise sur chaque mousseline. »


Le pain perdu

 

James de Coquet,

Propos de table

 

« J’ai gardé longtemps la nostalgie des “ pains perdus”que l’on nous faisait autrefois, quand nous étions à la campagne, avec les restes de ces grosses miches que le boulanger venait livrer dans sa voiture blanche, sur le marchepied de laquelle je grimpais à son départ pour aller refermer le portail derrière lui. On fait tremper ces tranches de pain dans du lait sucré et vanillé, puis on les fait frire dans le beurre et on les saupoudre de sucre. Aucun entremets ne me paraissait plus exquis que cet humble dessert de vacances. On m’en a fait un jour, un jour où je ne grandissais plus depuis longtemps. Ils étaient dorés comme les angelots que l’on vend à Saint-Sulpice, et pourtant, à peine y avais-je goûté, j’ai eu la cruauté de dire qu’il me semblait manger une serpillière trempée dans de l’amidon. Il leur manquait et mes quinze ans et la voiture du boulanger tirée par un cheval gris qui portait un grelot à la sous-barbe. En donnant la recette du pain perdu, j’avais oublié d’y incorporer le cheval. »


La table de famille

 

Henry Miller,

Printemps noir (trad. fr., 1946)

 

« Toutefois, toujours vif et joyeux ! Si c’était avant la guerre, et que le thermomètre fût à zéro ou au-dessous, ou bien jour du Seigneur, jour de l’an ou quelque anniversaire, toute excuse était bonne pour nous réunir, et nous voilà partis, toute la famille, pour rejoindre les autres caprices de la nature qui formaient les rameaux de l’arbre familial. J’ai toujours été ahuri de la gaieté qui régnait dans ma famille, malgré toutes les calamités qui ne cessaient de nous menacer. Gais, en dépit de tout ! […] Une bande de rigolos, et la table toujours chargée de bonnes choses — choux rouges et salade verte, rôti de porc, dindon et choucroute, kartoffeln-kloösze au jus noir et aigre, radis et céleri, oie farcie et pois et carottes, beaux choux-fleurs blancs, compote de pommes et figues de Smyrne, bananes aussi grosses qu’une matraque, gâteaux à la cannelle et Streussel Kuchen, gâteaux au chocolat et noix de toute espèce, noix simples, noix huileuses, noix pékan, noix hickory, amandes, bière en tonneau et bière en bouteille, vins rouges et blancs, champagne, kümmel, malaga, porto, schnaps, fromages très forts, fromages sans goût et innocents, Hollande insipide, limburger et schmierkäse, vins maison, vin de sureau, cidre sec et doux, puddings au riz et au tapioca, châtaignes rôties, mandarines, olives, cornichons, caviar rouge et noir, esturgeon fumé, meringues au citron, biscuits à la cuillère, éclairs au chocolat, macarons, millefeuilles à la crème, cigares noirs, longs Virginias maigres, tabac Bull Durham et tabac Long Tom, meerschaums, épis de maïs et cure-dents, cure-dents en bois qui vous donnaient des abcès aux gencives le lendemain, serviettes immenses avec les initiales brodées dans le coin, et un feu de charbon ronflant et les fenêtres couvertes de buée, tout au monde, sauf un rince-doigts. »

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