EN CUISINE…

 

La cuisine était spacieuse et très bien tenue ; c’était d’ailleurs la seule pièce bien tenue de la maison. Deux batteries de cuisine, en cuivre, y reluisaient comme des soleils. Au milieu, sur la table de cuisine recouverte d’une nappe de belle qualité, deux couverts étaient mis, avec des verres et des carafes de cristal : aux jours de froid vif, les repas étaient servis à la cuisine, pour n’avoir pas à faire de feu dans la salle à manger, où la chaleur du grand poêle qui chauffait la maison ne parvenait pas assez forte. L’argenterie, la nappe, les serviettes portaient des couronnes de comte. Au dossier d’une des chaises on voyait noué un bout de ficelle. Toujours la ficelle de M. de Coëtquidan ! Que ne figurait-elle dans ses armoiries ! Car cette chaise était sa chaise. En effet, des dix chaises de la salle à manger, il n’y en avait qu’une, paraît-il, qui ne clochât pas du tout, et M. de Coëtquidan se l’était adjugée ; si Mélanie se trompait, et lui en disposait une autre, cela faisait un beau vacarme.

 

Henri de Montherlant

Les Célibataires, 1934

Un Mercier, et un Charpentier,

un Tisserand, un Teinturier, et un Tapissier,

étaient aussi avec nous, revêtus de la livrée

d’une importante et grave confrérie.

[…]

Ils avaient un Cuisinier avec eux en cette occasion,

pour faire bouillir les poulets avec les os à moelle,

et la poudre-marchande piquante et le souchet.

Il savait bien reconnaître une rasade de bière de Londres.

Il savait rôtir, et bouillir, et griller, et frire,

faire le mortreux, et bien cuire au four un pâté.

Mais c’était grand dommage, à ce qu’il me parut, que sur son tibia il eût un chancre ;

car le blanc-manger, il le faisait à la perfection. 

 

Geoffroy Chaucer

Contes de Canterbury


Mme Costa préparait le déjeuner en l'honneur de Jean-Michel. Elle était le “ cordon bleu ” de Thiéryville. Elle se tenait devant le four, comme un colosse, ses hanches à elles seules semblaient cacher tout le fourneau. Elle avait relevé sa jupe et laissait voir ses forts mollets blancs où, en dépit de sa corpulence, aucune veine n'était visible. Elle faisait la cuisine avec amour. […]

                                Jean-Michel eut la place d'honneur à table. Ce fut un déjeuner sans heurts. […]

                                On servit des hors-d'œuvre, du foie de dinde, une pintade rôtie aux lentilles, des brochettes de viandes grillées au-dessus de braises de bois d'olivier. Il y eut une charlotte russe, du fromage et des fruits pour finir. Mais à tout cela on fit peu d'honneur car personne ne voulait manger plus que Jean-Michel qui s'efforça néanmoins de leur faire plaisir en admirant l'art de Mme Costa. Il but du muscadet et du vin rouge, fit claquer sa langue, et loua le “ cru maison ”. 

 

John Knittel

 Jean-Michel, 1964 (?)


Louis Léopold Boilly, vers 1850.

L'Art Culinaire

 

Théotime prit tout de suite la parole. Quantité d’auteurs, dit-il, ont écrit sur l’art de la cuisine, sur le premier des arts, puisque c’est celui qui procure des plaisirs plus fréquents et plus durables. Tels sont Mithaecus, qui nous a donné le cuisinier sicilien ; Numénius d’Héraclée, Hégémon de Thasos, Philoxène de Leucade, Actidès de Chio, Tyndaricus de Sicyone. J’en pourrois citer plusieurs autres ; car j’ai tous leurs ouvrages dans ma bibliothèque, et celui que je préfère à tous, est la gastronomie d’Archestrate. Cet auteur qui fut l’ami d’un des fils de Périclès, avait parcouru les terres et les mers, pour connaître par lui-même, ce qu’elles produisent de meilleur. Il s’instruisait dans ses voyages, non des moeurs des peuples dont il est inutile de s’instruire, puisqu’il est impossible de les changer : mais il entrait dans les laboratoires où se préparent les délices de la table, et il n’eut de commerce qu’avec les hommes utiles à ses plaisirs. Son poème est un trésor de lumières, et ne contient pas un vers qui ne soit un précepte.


C’est dans ce code, que plusieurs cuisiniers ont puisé les principes d’un art qui les a rendus immortels, qui depuis longtemps s’est perfectionné en Sicile et dans l’Élide, que parmi nous Thimbron a porté au plus haut point de sa gloire. Je sais que ceux qui l’exercent, ont souvent, par leurs prétentions, mérité d’être joués sur notre théâtre ; mais s’ils n’avaient pas l’enthousiasme de leur profession, ils n’en auraient pas le génie.


Le mien que j’ai fait venir tout récemment de Syracuse, m’effrayait l’autre jour par le détail des qualités et des études qu’exige son emploi. Après m’avoir dit en passant, que Cadmus, l’aïeul de Bacchus, le fondateur de Thèbes, commença par être cuisinier du roi de Sidon ; savez-vous, ajouta-t-il, que pour remplir dignement mon ministère, il ne suffit pas d’avoir des sens exquis, et une santé à toute épreuve, mais qu’il faut encore réunir les plus grands talents aux plus grandes connaissances ? Je ne m’occupe point des viles fonctions de votre cuisine ; je n’y parais que pour diriger l’action du feu, et voir l’effet de mes opérations. Assis pour l’ordinaire dans une chambre voisine, je donne des ordres qu’exécutent des ouvriers subalternes ; je médite sur les productions de la nature : tantôt je les laisse dans leur simplicité ; tantôt je les déguise ou les assortis, suivant des proportions nouvelles et propres à flatter votre goût. Faut-il, par exemple, vous donner un cochon de lait, ou une grosse pièce de boeuf ? Je me contente de les faire bouillir. Voulez-vous un lièvre excellent ? S’il est jeune, il n’a besoin que de son mérite, pour paraître avec distinction ; je le mets à la broche, et je vous le sers tout saignant : mais c’est dans la finesse des combinaisons, que ma science doit éclater. Le sel, le poivre, l’huile, le vinaigre et le miel, sont les principaux agents que je dois mettre en oeuvre ; et l’on n’en saurait trouver de meilleurs dans d’autres climats. Votre huile est excellente, ainsi que votre vinaigre de Décélie ; votre miel du mont Hymette, mérite la préférence sur celui de Sicile même. Outre ces matériaux, nous employons dans les ragoûts les oeufs, le fromage, le raisin sec, le silphium, le persil, le sésame, le cumin, les câpres, le cresson, le fenouil, la menthe, la coriandre, les carottes, l’ail, l’oignon, et ces plantes aromatiques dont nous faisons un si grand usage ; telles que l’origan et l’excellent thym du mont Hymette. Voilà, pour ainsi dire, les forces dont un artiste peut disposer, mais qu’il ne doit jamais prodiguer. S’il me tombe entre les mains un poisson dont la chair est ferme, j’ai soin de le saupoudrer de fromage râpé, et de l’arroser de vinaigre ; s’il est délicat, je me contente de jeter dessus une pincée de sel, et quelques gouttes d’huile ; d’autres fois, après l’avoir orné de feuilles d’origan, je l’enveloppe dans une feuille de figuier, et le fais cuire sous la cendre.
Il n’est permis de multiplier les moyens, que dans les sauces ou ragoûts. Nous en connaissons de plusieurs espèces, les unes piquantes, et les autres douces. Celle qu’on peut servir avec tous les poissons bouillis ou rôtis, est composée de vinaigre, de fromage râpé, d’ail, auquel on peut joindre du porreau et de l’oignon hachés menu. Quand on la veut moins forte, on la fait avec de l’huile, des jaunes d’œuf, des porreaux, de l’ail et du fromage : si vous la désirez encore plus douce, vous emploierez le miel, les dattes, le cumin, et d’autres ingrédients de même nature. Mais ces assortiments ne doivent point être abandonnés au caprice d’un artiste ignorant.
Je dis la même chose des farces que l’on introduit dans le corps d’un poisson. Tous savent qu’il faut l’ouvrir, et qu’après en avoir ôté les arêtes, on peut le remplir de silphium, de fromage, de sel et d’origan ; tous savent aussi qu’un cochon peut être farci avec des grives, des bec-figues, des jaunes d’œuf, des huîtres, et plusieurs sortes de coquillages : mais soyez sûr qu’on peut diversifier ces mélanges à l’infini, et qu’il faut de longues et profondes recherches pour les rendre aussi agréables au goût qu’utiles à la santé : car mon art tient à toutes les sciences, et plus immédiatement encore à la médecine. Ne dois-je pas connaître les herbes qui, dans chaque saison, ont le plus de sève et de vertu ?


Exposerai-je en été sur votre table un poisson qui ne doit y paraître qu’en hiver ? Certains aliments ne sont-ils pas plus faciles à digérer dans certains temps ; et n’est-ce pas de la préférence qu’on donne aux uns sur les autres, que viennent la plupart des maladies qui nous affligent ?


À ces mots, le médecin Nicoclès qui dévorait en silence et sans distinction, tout ce qui se présentait sous sa main, s’écrie avec chaleur : votre cuisinier est dans les vrais principes. Rien n’est si essentiel que le choix des aliments ; rien ne demande plus d’attention. Il doit se régler d’abord sur la nature du climat, sur les variations de l’air et des saisons, sur les différences du tempérament et de l’âge, ensuite sur les facultés plus ou moins nutritives qu’on a reconnues dans les diverses espèces de viandes, de poissons, de légumes et de fruits. Par exemple, la chair de boeuf est forte et difficile à digérer ; celle de veau l’est beaucoup moins ; de même, celle d’agneau est plus légère que celle de brebis ; et celle de chevreau, que celle de chèvre. La chair de porc, ainsi que celle de sanglier, dessèche ; mais elle fortifie, et passe aisément. Le cochon de lait est pesant. La chair du lièvre est sèche et astringente. En général, on trouve une chair moins succulente dans les animaux sauvages, que dans les domestiques ; dans ceux qui se nourrissent de fruits, que dans ceux qui se nourrissent d’herbes ; dans les mâles, que dans les femelles ; dans les noirs, que dans les blancs ; dans ceux qui sont velus, que dans ceux qui ne le sont pas : cette doctrine est d’Hippocrate.


Chaque boisson a de même ses propriétés. Le vin est chaud et sec ; il a dans ses principes quelque chose de purgatif : les vins doux montent moins à la tête ; les rouges sont nourrissants ; les blancs, apéritifs ; les clairets, secs et favorables à la digestion. Suivant Hippocrate, les vins nouveaux sont plus laxatifs que les vieux, parce qu’ils approchent plus de la nature du moût ; les aromatiques sont plus nourrissants que les autres ; les vins rouges et moelleux... Nicoclès allait continuer ; mais Dinias l’interrompant tout-à-coup : je ne me règle pas sur de pareilles distinctions, lui dit-il ; mais je bannis de ma table les vins de Zacynthe et de Leucade, parce que je les crois nuisibles, à cause du plâtre qu’on y mêle. Je n’aime pas celui de Corinthe, parce qu’il est dur ; ni celui d’Icare, parce que, outre ce défaut, il a celui d’être fumeux : je fais cas du vin vieux de Corcyre, qui est très agréable, et du vin blanc de Mendé, qui est très délicat. Archiloque comparait celui de Naxos au nectar ; c’est celui de Thasos que je compare à cette liqueur divine. Je le préfère à tous, excepté à celui de Chio, quand il est de la première qualité ; car il y en a de trois sortes.


Nous aimons en Grèce les vins doux et odoriférants. En certains endroits, on les adoucit en jetant dans le tonneau de la farine pétrie avec du miel ; presque partout on y mêle de l’origan, des aromates, des fruits et des fleurs. J’aime, en ouvrant un de mes tonneaux, qu’à l’instant l’odeur des violettes et des roses s’exhale dans les airs, et remplisse mon cellier ; mais je ne veux pas qu’on favorise trop un sens au préjudice de l’autre. Le vin de Biblos en Phénicie, surprend d’abord par la quantité de parfums dont il est pénétré. J’en ai une bonne provision. Cependant je le mets fort au-dessous de celui de Lesbos, qui est moins parfumé, et qui satisfait mieux le goût. Désirez-vous une boisson agréable et salutaire ? Associez des vins odoriférants et moelleux, avec des vins d’une qualité opposée. Tel est le mélange du vin d’Érythrée, avec celui d’Héraclée.


L’eau de mer, mêlée avec le vin, aide, dit-on, à la digestion, et fait que le vin ne porte point à la tête ; mais il ne faut pas qu’elle domine trop. C’est le défaut des vins de Rhodes. On a su l’éviter dans ceux de Cos. Je crois qu’une mesure d’eau de mer suffit pour cinquante mesures de vin, surtout si l’on choisit, pour faire ce vin, les nouveaux plants préférablement aux anciens. De savantes recherches nous ont appris la manière de mélanger la boisson. La proportion la plus ordinaire du vin à l’eau est de deux à cinq, ou de un à trois ; mais, avec nos amis, nous préférons la proportion contraire ; et, sur la fin du repas, nous oublions ces règles austères. Solon nous défendait le vin pur. C’est de toutes ses lois, peut-être, la mieux observée, grâces à la perfidie de nos marchands, qui affaiblissent cette liqueur précieuse. Pour moi, je fais venir mon vin en droiture ; et vous pouvez être assurés que la loi de Solon ne cessera d’être violée, pendant tout ce repas.


En achevant ces mots, Dinias se fit apporter plusieurs bouteilles d’un vin qu’il conservait depuis dix ans, et qui fut bientôt remplacé par un vin encore plus vieux.


Nous bûmes alors presque sans interruption. Démocharès, après avoir porté différentes santés, prit une lyre ; et pendant qu’il l’accordait, il nous entretint de l’usage où l’on a toujours été de mêler le chant aux plaisirs de la table. Autrefois, disait-il, tous les convives chantaient ensemble et à l’unisson. Dans la suite, il fut établi que chacun chanterait à son tour, tenant à la main une branche de myrte ou de laurier. La joie fut moins bruyante à la vérité ; mais elle fut moins vive. On la contraignit encore, lorsqu’on associa la lyre à la voix. Alors plusieurs convives furent obligés de garder le silence. Thémistocle mérita autrefois des reproches pour avoir négligé ce talent ; de nos jours Épaminondas a obtenu des éloges pour l’avoir cultivé. Mais dès qu’on met trop de prix à de pareils agréments, ils deviennent une étude ; l’art se perfectionne aux dépens du plaisir, et l’on ne fait plus que sourire au succès. 

 

Abbé Barthélemy,

Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, 1788*

 

* Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dans le milieu du quatrième siècle avant l'ère vulgaire, 2 vol., Didier, Paris, 1843, II, 25

L'ange des bons dîners

 

Les gâte-sauces vont et viennent, rares, mêlés à la foule pauvre, des paniers recouverts d’une serviette si blanche sur leurs têtes, et que ça sent donc bon derrière eux ! Ainsi exclame à part soi Pierrot chaque matin, chaque soir et chaque après-midi en s’en allant à l’école et en s’évadant à pas pressés, sa boîte à livres pendue à deux bandes de lisière par-dessus une épaule lui battant sur son derrière. Aujourd’hui, il n’y tient plus, les godiveaux embaument trop, c’en est fait. Il bouscule l’un de ces gamins célestes, anges des bons dîners, qui tombe et son panier avec. Blanc par ici, blanc par là. La belle toque du pauvre petit bougre vole au vent sans calembour, puis nage dans le ruisseau. Ses coudes, ses omoplates de coutil neigeux, baisent rudement le dur pavé fangeux et le pantalon bleu à petites raies blanches a dans sa partie postérieure proprement dite reçu la même caresse dont son contenu et lui se fussent bien passés, tandis que le dolent jean-bout-d’homme voit trente-six chandelles et plus encore. Panier par ci, serviette par là, sauce en haut, croûte en bas, quenelles à droite, crêtes à gauche, désordre et désastre partout. On s’assemble. On relève le gosse, de bonnes âmes l’épongent, le brossent, le recoiffent, lui tapent dans le dos, dans les mains, sur les fesses, on ramasse croûte et panier, serviettes et quenelles et crêtes, et tout, un poète décadent donne au mion dix sous sur trente qui lui restent, ayant trempé dans la sauce répandue un doigt en i sans point qu’il avait léché derrière une main en boule.

                     Lui Pierrot, l’auteur de l’avarie, y a trempé ses dix de doigts dans la dive sauce et court encore. 

 

Paul Verlaine

Mémoires d’un veuf, « Motif de pantomime. Pierrot gamin. »

Chromo Royal Moka.

De quel objet vont-ils se servir pour cuire ?

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