D'AUBERGE EN CABARET

 

Coll. A. P.-R.

« La dure journée était faite, le Paris du plaisir

s'illuminait, commençait la nuit de fête. Les cafés, les marchands
de vin, les restaurants braisillaient, étalaient, derrière
les hautes glaces sans tain, leurs comptoirs de métal
clair, leurs petites tables blanches, la tentation des beaux
fruits et des paniers d'huîtres, à leurs portes. Et ce Paris
qui s'éveillait ainsi, aux premiers becs de gaz, était pris
déjà d'une gaieté de jouissance, cédant

à l'appétit déchaîné de tout ce qui s'achète. »

Emile Zola,

Paris, 1898

Coll.  A. P.-R.


Au Quartier Latin

 

Honoré de Balzac,

Illusions perdues, 1843

 

Le restaurant Flicoteaux érait situé à l'angle de la place de la Sorbonne et de la rue Neuve-de-Richelieu 'auj.  boulevard Saint-Michel). Etudiants, journalistes et écrivains  s'y retrouvaient devant un repas complet qui coûtait moins d'un franc. Dans son Paris à Table, écrit entre 1830 et 1846, Eugène Briffault parle de « l'immortel Flicoteaux dont la ynastie a fondé son fief près de la place de la Sorbonne », un de ces restaurants  « à bon marché » que fréquentent les « gentlemen-écoliers ». Il en décrit l'atmosphère survoltée : « Le moment solennel de la journée, que les cuisines et le service des restaurants appellent le coup de feu, y agit avec une violence sans pareille ; les jeunes appétits se ruent sur les mets substantiels avec fureur.  C'est un cri de détresse générale, lorsque le chef proclame d'une voix retentissante cette terrible sentence :Il n'y a plus de bœuf ! » (Réédit. Edit. Slatkine, 1980.)

 

« Flicoteaux est un nom inscrit dans bien des mémoires. Il est peu d'étudiants logés au quartier latin pendant les douze premières années de la Restauration qui n'aient fréquenté ce temple de la faim et de la misère. Le dîner, composé de trois plats, coûtait dix-huit sous, avec un carafon de vin ou une bouteille de bière, et vingt-deux sous avec une bouteille de vin. Ce qui, sans doute, a empêché cet ami de la jeunesse de faire une fortune colossale, est un article de son programme imprimé en grosses lettres dans les affiches de ses concurrents et ainsi conçu : Pain à discrétion , c'est-à-dire jusqu'à l'indiscrétion. Bien des gloires ont eu Flicoteaux pour père-nourricier. Certes le cœur de plus d'un homme célèbre doit éprouver les jouissances de mille souvenirs indicibles à l'aspect de la devanture à petits carreaux donnant sur la place de la Sorbonne et sur la rue Neuve-de-Richelieu, que Flicoteaux II ou III avait encore respectée, avant les journées de Juillet, en leur laissant ces teintes brunes, cet air ancien et respectable qui annonçait un profond dédain pour le charlatanisme des dehors, espèce d'annonce faite pour les yeux aux dépens du ventre par presque tous les restaurateurs d'aujourd'hui.  Au lieu de ces tas de gibier empaillé destinés à ne pas cuire, au lieu de ces poissons fantastiques qui justifient le mot du saltimbanque : " J'ai vu une belle carpe, je compte l'acheter dans huit jours ; " au lieu de ces primeurs, qu'il faudrait appeler postmeurs, exposées en de fallacieux étalages pour le plaisir des caporaux et de leurs payses, l'honnête Flicoteaux exposait des saladiers ornés de maint raccommodage, où des tas de pruneaux cuits réjouissaient le regard du consommateur, sûr que ce mot, trop prodigué sur d'autres affiches, dessert , n'était pas une charte. Les pains de six livres, coupés en quatre tronçons, rassuraient sur la promesse du pain à discrétion. Tel était le luxe d'un établissement que, de son temps, Molière eût célébré, tant était drôlatique l'épigramme du nom. Flicoteaux subsiste, il vivra tant que les étudiants voudront vivre. On y mange, rien de moins, rien de plus ; mais on y mange comme on travaille, avec une activité sombre ou joyeuse, selon les caractères ou les circonstances. Cet établissement célèbre consistait alors en deux salles disposées en équerre, longues, étroites et basses, éclairées l'une sur la place de la Sorbonne, l'autre sur la rue Neuve-de-Richelieu ; toutes deux meublées de tables venues de quelque réfectoire abbatial, car leur longueur a quelque chose de monastique, et les couverts y sont préparés avec les serviettes des abonnés passées dans des coulants de moiré métallique numérotés. Flicoteaux Ier ne changeait ses nappes que tous les dimanches ; mais Flicoteaux II les a changées, dit-on, deux fois par semaine dès que la concurrence a menacé sa dynastie. Ce restaurant est un atelier avec ses ustensiles, et non la salle de festin avec son élégance et ses plaisirs : chacun en sort promptement. Au dedans, les mouvements intérieurs sont rapides. Les garçons y vont et viennent sans flâner, ils sont tous occupés, tous nécessaires. Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle, il n'y aurait pas une pomme de terre en Irlande, elle manquerait partout, qu'il s'en trouverait chez Flicoteaux. Elle s'y produit depuis trente ans sous cette couleur blonde affectionnée par Titien, semée de verdure hachée, et jouit d'un privilége envié par les femmes : telle vous l'avez vue en 1814, telle vous la trouverez en 1840. Les côtelettes de mouton, le filet de bœuf sont à la carte de cet établissement ce que les coqs de bruyère, les filets d'esturgeon sont à celle de Véry, des mets extraordinaires qui exigent la commande dès le matin. La femelle du bœuf y domine, et son fils y foisonne sous les aspects les plus ingénieux. Quand le merlan, les maquereaux donnent sur les côtes de l'Océan, ils rebondissent chez Flicoteaux. Là, tout est en rapport avec les vicissitudes de l'agriculture et les caprices des saisons françaises. On y apprend des choses dont ne se doutent pas les riches, les oisifs, les indifférents aux phases de la nature. L'étudiant parqué dans le quartier latin y a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde, et si la betterave a manqué. Une vieille calomnie, répétée au moment où Lucien y venait, consistait à attribuer l'apparition des beafteaks à quelque mortalité sur les chevaux. Peu de restaurants parisiens offrent un si beau spectacle. Là vous ne trouvez que jeunesse et foi, que misère gaiement supportée, quoique cependant les visages ardents et graves, sombres et inquiets n'y manquent pas. Les costumes sont généralement négligés. Aussi remarque-t-on les habitués qui viennent bien mis. Chacun sait que cette tenue extraordinaire signifie : maîtresse attendue, partie de spectacle ou visite dans les sphères supérieures. Il s'y est, dit-on, formé quelques amitiés entre plusieurs étudiants devenus plus tard célèbres, comme on le verra dans cette histoire. Néanmoins, excepté les jeunes gens du même pays réunis au même bout de table, généralement les dîneurs ont une gravité qui se déride difficilement, peut-être à cause de la catholicité du vin qui s'oppose à toute expansion. Ceux qui ont cultivé Flicoteaux peuvent se rappeler plusieurs personnages sombres et mystérieux, enveloppés dans les brumes de la plus froide misère, qui ont pu dîner là pendant deux ans, et disparaître sans qu'aucune lumière ait éclairé ces farfadets parisiens aux yeux des plus curieux habitués. Les amitiés ébauchées chez Flicoteaux se scellaient dans les cafés voisins aux flammes d'un punch liquoreux, ou à la chaleur d'une demi-tasse de café bénie par un gloria quelconque. »

Coll.  A. P.-R.


Un Dîner fin

 

Honoré de Balzac,

Philosophie de la vie conjugale

 

Ce texte, illustré par Gavarni, fut publié dans Le Diable à Paris («Paris et les Parisiens à la plume et au crayon»), recueil de textes et de dessins paru chez Hetzel, en 1868.

« Adolphe a commandé pour deux chez Borel, au Rocher de Cancale, un joli petit dîner fin.

                “ Puisque nous allons aux Variétés, dînons au cabaret ! s’écrie Adolphe sur les boulevards en ayant l’air de se livrer à une improvisation généreuse. ”

                   Caroline, heureuse de cette apparence de bonne fortune, s’engage alors dans un petit salon où elle trouve la nappe mise et le petit service coquet offert par Borel aux gens assez riches pour payer le local destiné aux grands de la terre qui se font petits pour un moment.

                  Les femmes, dans un dîner prié, mangent peu, leur secret harnais les gêne, elles ont le corset de parade, elles sont en présence de femmes dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l’aile d’un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout : le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût en cuisine. Donc grisettes, bourgeoises et duchesses sont enchantées d’un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits comme il n’en vient qu’à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qui se disent à l’oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement l’addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.), autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l’on va souvent à l’Opéra-Comique, aux Italiens et au grand Opéra. Quatre mille francs par moins valent aujourd’hui deux millions de capital. Mais votre honneur conjugal vaut cela. »

Coll.  A. P.-R.


Histoire d'un restaurant…

 

Coll.  A. P.-R.


Le rôtisseur

 

Gérard de Nerval,

Les Nuits d'octobre

 

« […] Derrière l’ancien cloître Saint-Honoré, dont les derniers débris subsistent encore, cachés par les façades des maisons modernes, est la boutique d’un rôtisseur ouverte jusqu’à deux heures du matin. Avant d’entrer dans l’établissement, mon ami murmura cette chanson colorée :

A la Grand’Pinte, quand le vent
Fait grincer l’enseigne en fer-blanc

Alors qu’il gèle,

Dans la cuisine, on voit briller
Toujours un tronc d’arbre au foyer,

Flamme éternelle,


Où rôtissent en chapelets,
Oisons, canards, dindons, poulets.

Au tournebroche !

Et puis le soleil jaune d’or
Sur les casseroles encor,

Darde et s’accroche !

Mais ne parlons pas du soleil, il est minuit passé.

Les tables du rôtisseur sont peu nombreuses ; elles étaient toutes occupées.

“  Allons ailleurs, dis-je.

         — Mais auparavant, répondit mon ami, consommons un petit bouillon de poulet. Cela ne peut suffire à nous ôter l'appétit, et chez Véry cela coûterait un franc ; ici c'est dix centimes. Tu conçois qu'un rôtisseur qui débite par jour cinq cents poulets en doit conserver les abatis, les cœurs et les foies, qu'il lui suffit d'entasser dans une marmite pour faire d'excellents consommés.  ”

          Les deux bols nous furent servis sur le comptoir, et le bouillon était parfait. Ensuite on suce quelques écrevisses de Strasbourg, grosses comme de petits homards. Les moules, la friture et les volailles découpées jusque dans les prix les plus modestes composent le souper ordinaire des habitués.

Aucune table ne se dégarnissait. […]  »


En 2052…

 

René Barjavel,

Ravage, 1943

 

Coll.  A. P.-R.

« François poussa la porte de la Brasserie 13, trouva une table vide près d’un palmier nain, et s’assit. Un gaçon surgit, posa d’autorité devant lui un plat fumant. Il était de tradition, dans cet établissement, de manger le bifteck-frites, et tout client s’en voyait automatiquement servir une généreuse portion.

               François mangea de bon appétit. Fils de paysan, il préférait les nourritures naturelles, mais comment vivre à Paris sans s’habituer à la viande chimique, aux légumes industriels ?

              L’humanité ne cultivait presque plus rien en terre. Légumes, céréales, fleurs, tout cela poussait à l’usine, dans des bacs.

         Les végétaux trouvaient là, dans de l’eau additionnée des produits chimiques nécessaires, une nourriture bien plus riche et plus facile à assimiler que celle dispensée chichement par la marâtre Nature. Des ondes et des lumières de couleurs et d’intensité calculées, des atmosphères conditionnées accéléraient la croissance des plantes et permettaient d’obtenir, à l’abri des intempéries saisonnières, des récoltes continues, du pemier janvier au trente et un décembre.

            L’élevage, cette horreur, avait également disparu. Élever, chérir des bêtes pour les livrer ensuite au couteau du boucher, c’étaient bien là des mœurs dignes des barbares du XXe siècle. Le “bétail” n’existait plus. La viande était “ cultivée ” sous la direction de chimistes spécialistes et selon les méthodes, mises au point et industrialisées, du génial précurseur Carrel, dont l’immortel cœur de poulet vivait encore au Musée de la Société protectrice des animaux. Le produit de cette fabrication était une viande parfaite, tendre, sans tendons, ni peaux ni graisses, et d’une grande variété de goûts. Non seulement l’industrie offrait au consommateur des viandes au goût de bœuf, de veau, de chevreuil, de faisan, de pigeon, de chardonneret, d’antilope, de girafe, de pied d’éléphant, d’ours, de chamois, de lapin, d’oie, de poulet, de lion et de mille autres variétés, servies en tranches épaisses et saignantes à souhait, mais encore des firmes spécialisées, à l’avant-garde de la gastronomie, produisaient des viandes extraordinaires qui, cuites à l’eau ou grillées, sans autre addition qu’une pincée de sel, rappelaient par leur saveur et leur fumet les préparations les plus fameuses de la cuisine traditionnelle, depuis le simple bœuf miroton jusqu’au civet de lièvre à la royale.

              Pour les raffinés, une maison célèbre fabriquait des viandes à goût de fruit ou de confiture, à parfum de fleurs. L’Association chrétienne des abstinents, qui avait pris pour devise : “ Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger ”, possédait sa propre usine. Afin de les aider à éviter le péché de gourmandise, elle y cultivait pour ses membres une viande sans goût.

            La Brasserie 13 n’était qu’une succursale de la célèbre usine du bifteck-frites, qui connaissait une grande prospérité. Il n’était pas une boucherie parisienne qui ne vendît son plat populaire. Le sous-sol de la Brasserie abritait l’immense bac à sérum où plongeait la “ mère ", bloc de viande de près de cinq cents tonnes.

            Un dispositif automatique la taillait en forme de cube, et lui coupait, toutes les heures, une tranche gigantesque sur chaque face. Elle repoussait indéfiniment. Une galerie courait autour du bac. Le dimanche, le bon peuple consommateur était admis à y circuler. Il jetait un coup d’œil attendri à la “ mère” et remontait à la brasserie en déguster un morceau, garni de graines de soja géant coupées en tranches, et frites à l’huile de houille. La fameuse bière 13, tirée de l’argile, coulait à flots.

              François, son bifteck achevé, se fit servir une omelette et un entremets au lait.

             Il ne serait pas venu à l’idée des Européens du XXe siècle de manger des fœtus de mouton ou de veaux mort-nés. Ils dévoraient pourtant des œufs de poules. Une partie de leur nourriture dépendait du derrière de ces volatiles. Un procédé analogue à celui de la fabrication des viandes libéra l’humanité de cette sujétion. Des usines livrèrent le jaune et le blanc d’œuf, séparés, en flacons. On ne commandait plus une omelette de six œufs, mais d’un demi-litre.

        Quant au lait, sa production chimique était devenue si abondante que chaque foyer le recevait à domicile, à côté de l’eau chaude, de l’eau froide et de l’eau glacée, par canalisations. Il suffisait d’adapter au robinet de lait un ravissant petit instrument chromé pour obtenir, en quelques minutes, une motte d’excellent beurre. Toute installation comportait un robinet bas, muni d’un dispositif tiédisseur, auquel s’ajustait une tétine. Les mères y alimentaient leurs chers nourrissons.

            François Deschamps, restauré, prit le chemin de son domicile. Montparnasse sommeillait, bercé d’un océan de bruits.  »


Coll.  A. P.-R.

Dans les cafés de Madrid…

 

[…] les sorbetes diffèrent de ceux de France en ce qu’ils ont plus de consistance ; que les quesitos sont de petites glaces dures, moulées en forme de fromage : il y en a de toutes sortes, d’abricots, d’ananas, d’oranges, comme à Paris ; mais on en fait aussi avec du beurre (manteca) et avec des œufs encore non formés, qu’on retire du corps  des poules éventrées, ce qui est particulier à l’Espagne, car je n’ai jamais entendu parler qu’à Madrid de ce singulier raffinement. On sert aussi des pumas de chocolat, de café et autres ; ce sont des espèces de crèmes fouettées et glacées, d’une légèreté extrême, qu’on saupoudre quelquefois de cannelle râpée très fine, le tout accompagné de barquilos, oublies roulées en longs cornets avec lesquels on prend sa bebida, comme avec un siphon, en aspirant lentement par l’un des bouts ; petit raffinement qui permet de savourer plus longtemps la fraîcheur du breuvage.

 

Théophile Gautier

Voyage en Espagne

Harry Eliott. Coll.  A. P.-R.


Les glaces du Ritz

 

Marcel Proust

La Prisonnière

 

« Ce que j’aime dans ces nourritures criées, c’est qu’une chose entendue comme une rhapsodie change de nature à table et s’adresse à mon palais. Pour les glaces (car j’espère bien que vous ne m’en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d’architecture possible), toutes les fois que j’en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c’est comme une géographie pittoresque que je regarde d’abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier. ” Je trouvais que c’était un peu trop bien dit, mais elle sentit que je trouvais que c’était bien dit et elle continua, en s’arrêtant un instant, quand sa comparaison était réussie, pour rire de son beau rire qui m’était si cruel parce qu’il était si voluptueux : “ Mon Dieu, à l’hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l’air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’elles désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l’air du mont Rose, et même, si la glace est au citron, je ne déteste pas qu’elle n’ait pas de forme monumentale, qu’elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d’Elstir. Il ne faut pas qu’elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu’ont les montagnes d’Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu’une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle toute petite, mais l’imagination rétablit les proportions, comme pour ces petits arbres japonais nains qu’on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers ; si bien qu’en en plaçant quelques-uns le long d’une petite rigole, dans ma chambre, j’aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, plier par pilier, ces églises vénitiennes d’un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j’aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n’est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n’y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l’eau de Vichy qui, dès qu’on la verse, soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s’assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite.  »


Coll.  A. P.-R.

Honoré Daumier (1808-1879)

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