La cuisine en couleurs

 

Pour célébrer la rosette — tardive — de mon oncle,

Mariette lui a offert un dîner rose :

rosette de Lyon, poulet en gelée à la tomate, salade d’endives et de betteraves, glace aux fraises.

Hervé Bazin

Le Matrimoine

« Si je mange un gâteau rose, le goût en est rose ;

le léger parfum sucré et l’onctuosité de la crème au beurre

sont le rose. Ainsi je mange rose comme je vois sucré.» 

Jean-Paul Sartre

« La bonne chère est polychrome », affirme James de Coquet dans une de ses chroniques gastronomiques. Et de préciser que tout mets doit « flatter la rétine », car il se déguste d'abord avec les yeux. « Pour réaliser le beau, le peintre emploie la gamme des couleurs, le musicien celle des sons, le cuisinier celle des saveurs, et il est très remarquable qu’il existe sept couleurs, sept sons et sept saveurs. Le beau et le bon sont identiques, mais les impressions passagères produites par l’œuvre du cuisinier ou du musicien s’écoulent à mesure qu’on les éprouve et si le tableau de la Transfiguration est immortel, le ragoût des truffes à la Parisienne de Carême dure le temps de les manger, comme les roses le temps de les sentir. Le cuisinier n’en est pas moins un artiste et s’il n’est pas au rang de Polygnote et de Phidias, il a sa place et son rôle dans une civilisation complète. », écrit l’avocat gourmet de Belley, Lucien Tendret, en 1892.

Les Romains étaient déjà très sensibles à la couleur des aliments. « On te servira […] sur un plat noir, un chou vert qui viendra de quitter le jardin plein de fraîcheur, du boudin surmontant une bouillie d’un blanc de neige, et des fèves grises avec du lard rosé », écrit Martial. Et si besoin était, on intervenait pour raviver une couleur ou pour teinter un produit. Ainsi, expliquent Nicole Blanc et Anne Nercessian, « un grain de nitre dans l’eau de cuisson conserve aux légumes leur beau vert ; les pois bouillonnent dans l’encre de seiche pour mériter le nom de pois indiens ou indigo. Un trait de défritum [sorte de raisiné, de vin cuit utilisé uniquement en cuisine] colore les sauces et le foie, honteux de sa lividité, s’enveloppe d’une crépine pour paraître sur la table. Même les raves, nourriture rustique s’il en est, se servent en six couleurs. » La couleur n’était pas là pour masquer un manque de fraîcheur, car les Romains étaient fort soucieux de la qualité des produits. Mais pour le plaisir ou l’étonnement des yeux… Dans sa démesure, le jeune empereur fou Héliogabale imposait que ses repas d’été changeassent de couleur chaque jour. « Il distingua ses repas d’été par différentes couleurs, par exemple, aujourd’hui vert pré ou vert de mer, demain bleu d’azur, et ainsi, en variant de couleur de jour en jour, pendant tout le cours de l’été. », nous apprend Ælius Lampridius (1). La couleur répondait à une constante exigence de raffinement. C’est pour cela que le même empereur se faisait servir uniquement des poissons « cuits à une sauce azurée comme l’eau de la mer » et qui « conservaient la couleur qui leur était naturelle » (2).

(1) Vie d’Antonin Héliogabale (218-222), XIX, 2 : « Deinde aestiva convivia coloribus exhibuit, ut hodie prasinum, vitreum alia, <alia> die venetum et deinceps exhiberet, semper varie per dies omnes aestivos. » Ælius Lampridius vécut au début du IVsiècle, sous les règnes de Dioclétien et de Constantin le Grand, auxquels il dédia ses écrits.

(2) Op. cité, XXIV, 1 : « Pisces semper quasi in marina aqua cum colore suo coctos conditura veneta comedit. »

Sur les traces des Anciens, le Moyen-Âge attacha une grande importance aux couleurs des mets, intérêt que reflètent les livres de cuisine de l’époque, initialement destinés au maître d’hôtel ou à l’écuyer de cuisine. Comme l’explique Bruno Laurioux, « la recherche chromatique […] ne résultait nullement de quelque fantaisie, trop souvent qualifiée d’extravagante ou d’étrange, mais reflétait en réalité le statut culturel qui s’attachait à chacune des couleurs. » (3) Celles-ci s’offraient au cuisinier en une large gamme, les huit couleurs de base étant, semble-t-il, le jaune, le rouge, le blanc, le vert, le noir, le rose, le bleu et le brun (qui pouvait aller du fauve au roux). Toutes, « couleurs vives qui, bien souvent, ne sont obtenues qu’aux dépens des qualités gustatives », indique Barbara Ketcham Wheaton (4). De fait, « le vert — que l’on désire le plus criard possible — vient en tête de liste ; on l’obtient à partir de jus d’épinard et de vert de poireau. Le jaune est fourni par le jaune d’œuf ou les infusions de safran. Le rouge est extrait, de façon assez aléatoire, du tournesol (helianthus) ; on obtient une teinte pourprée à partir de crozophora tinctoria ou heliotropium europæum. Ces couleurs sont souvent utilisées dans les gelées dont l’aspect brillant accentue encore l’effet produit. Pour les plus belles réalisations, on a recours à la feuille d’or ou d’argent, encore utilisée en Inde de nos jours pour garnir les plats servis les jours de fête. C’est un ingrédient sans danger, du moins consommé, comme c’est le cas, en très petites quantités, et sans saveur. Les feuilles de métal sont fixées sur des surfaces enduites de blanc d’œuf. le plus souvent, la feuille d’or sert à décorer les pâtisseries. La tourte parmérienne, par exemple, a la forme d’un château crénelé, avec des cuisses de poulet en guise de tourelles, et elle est agrémentée d’armoiries dorées à la feuille. » (5)

 (3), (4), (5) Histoire de l’Alimentation, sous la direction de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari.

« Le Livre de messire Lancelot du Lac », la Quête du Saint Graal, la Mort d'Arthus, de « Gautier Map », 1401-1500, folio 236 r, manuscrit, BnF.

Soucieux du décor de la table, Antonin Carême insiste sur l’aspect attrayant des mets, et la couleur n’en est pas exclue. Ainsi, pour lui, le vert convient tout spécialement aux plats froids. « Le fond du froid consiste […] encore dans de jolies sauces mayonnaises, l’une blanche et l’autre d’un beau vert pistache à la ravigote, dans le beurre de Montpellier d’un vert très tendre et de haut goût », écrit-il. Le blanc s’impose aux socles supportant grosses pièces et entrées froides, tous apprêts que décoreront des gelées « légèrement colorées et bien transparentes, de deux couleurs seulement ».

En ce même XIXsiècle, le blanc s’oppose au brun. Il caractérise un roux ou une sauce. La sauce blanche (parfois appelée « velouté ») s’obtient en délayant un roux blanc dans le bouillon (non coloré) de cuisson de viandes blanches.

Distinction et noblesse du blanc

 

Les amandes entraient dans les préparations qui devaient être blanches. Tel était le cas du blanc-manger (de blanc et de manger). À l’origine plat de Carême par excellence, devenu ensuite un entremets de douceur, moelleux et parfaitement blanc — d’où son nom —, le blanc-manger, auquel certains attribuent une origine languedocienne, et d’autres, une origine arabe, fut en vogue dans toute l’Europe du XIIIau XVsiècle, et il en exista une infinité de variantes, à base d’ingrédients blancs (riz, lait, lait d’amandes, etc.). De fait, sa composition explique sa blancheur : « Prenez des amandes mondées, essuyez-les bien et broyez. Mettez dans un vase l’huile qui sera exprimée. Mouillez la pulpe des amandes avec de l’eau froide et filtrez. Dans ce lait, mettez à cuire de la farine de riz. Portez à ébullition et ajoutez du sucre et de la pulpe de poisson à chair blanche comme par exemple la truite.  Au moment de servir, mettez dessus du sucre et de l’huile d’amandes. » (6) Au XVIIsiècle, dans Le Cuisinier françois (1651), La Varenne décrit sous le terme « blanc-manger » une gelée faite à partir de bouillon de veau, de poulet et de lait, parfumée avec un zeste de citron et des amandes, puis sucrée. Au XVIIIsiècle, des corbeilles de gelée de blanc-manger figuraient encore souvent parmi les entremets. Selon Grimod de La Reynière, en ce début de XIXsiècle, « les plus simples cuisinières de Montpellier » excellaient dans sa préparation, alors qu’il était rarement réussi à Paris. De fait, sa confection était extrêmement délicate ; il ne devait être ni trop ferme, ni trop liquide. « Les crèmes, les omelettes soufflées, les mets dont les œufs sont la base, et en général, tous les entremets sucrés, offrent plus ou moins de difficultés, dont un artiste habile doit triompher sans cesse ; mais c’est surtout le blanc-manger qui réclame toute son attention. Sur dix grands cuisiniers, on en cite à peine un seul qui sache le bien faire. », observe le même Grimod de La Reynière. Il convient de noter qu’il arrivait autrefois que le blanc-manger prît des couleurs… Les amandes, pilées, étaient, en effet, colorées. Le jaune s’obtenait avec du safran, le rouge avec du tournesol, et le  vert avec de l’oseille ou du jus de cresson.

(6) Recette citée par Carmélia Opsomer, L’art de vivre en santé, Images et recettes du Moyen Âge, 1991.

(7) Glossaire qui suit son roman historique, Le banquet.

La Renaissance italienne connut la vogue des tartes blanches, tartes sucrées à base de fromage. Comme l’explique Orazio Bagnasco (7): « la garniture était à base de mozzarella, de ricotta fraîche, de fromage gras et de parmesan, auxquels on ajoutait des œufs, du sucre, de la crème fleurette, de l’eau de rose, des raisins secs, du gingembre et de la cannelle. Elles étaient servies saupoudrées de sucre et, dans les grandes occasions, elles étaient présentées revêtues de feuille d’or ou d’argent. La cassata sicilienne et la pactisera napolitaine en sont des descendantes directes. » Selon le même auteur, les tartes blanches au massepain étaient « faites d’un fond de pâte ou de gaufrettes, rempli d’amandes pilées et de caramel ou de massepain, et servies saupoudrées de sucre. »

Autre aliment, autre mise en évidence de l’importance symbolique du blanc. Au XVIIsiècle, à travers les témoignages de voyageurs, comme l’Anglais Martin Lister ou le prêtre italien S. Locatelli, la viande de veau apparaît de qualité supérieure en Angleterre et en Italie qu’en France, où l’élevage est « plus négligé ». Dans son ouvrage Par mets et par vins (1985), Philippe Gillet analyse ainsi cette différence : « L’homme le prépare [en France] moins à ce qu’entre autres choses sa dentition d’omnivore apprécie le plus : la tendresse. Comme viande d’animal jeune, le veau ne peut être recherché pour sa forte saveur (même opposition que poule/chapon), mais plutôt pour des qualités telles que légèreté, finesse, tendresse, associées à la couleur blanche, qui possède à l’époque un incontestable pouvoir de distinction en matière alimentaire. Cette distinction semble fonctionner comme suit : blanc = aliment propre à l’esprit ; sombre = aliment propre à l’effort physique grossier. Cette distinction recoupait bien entendu toute une gamme d’attitudes vis-à-vis d’une hiérarchie des couleurs. »

© Annie Perrier-Robert

(source :  Dictionnaire de la Gourmandise,

coll. Bouquins, Robert Laffont, 2012.)

 

Tout en noir…

 

• Au XVIIsiècle, La Varenne (le Cuisinier François, 1651) rêvait de créer un ramequin noir, « pour compléter la palette des crèmes et gelées de toutes couleurs qui, depuis le Moyen-Âge, ornaient les tables au moment des entremets. » Il décida de colorer ses ramequins à la suie de cheminée.

 

• Brodo nero (« bouillon noir »), d’après une recette tirée du Libro nuovo qual s’insegna a far d’ogni sorta di vivande, de Cristoforo di Messisburgo (Venise, 15663). Le gentilhomme flamand, auteur de livre, servit d’intendant aux Este de Ferrare et reçut de Charles Quint son titre de comte palatin pour son art d’organiser les banquets.

Pour 8 personnes : 500 g de raisins secs, 500 g d’amandes, 500 g de biscottes (imbibées de vin rouge), 1 kg de viande de bœuf (dans le gîte),10 lardons, quelques tranches de lard, 2 oignons, miel, cannelle en poudre, poivre en poudre du moulin.

Passer ensemble à la moulinette les raisins secs, les amandes et les biscottes.

Faire cuire la viande pour obtenir un bouillon.

Délayer dans le bouillon le mélange raisins secs-amandes-biscottes. Ajouter un peu de cannelle, 1 pincée de poivre et un peu de miel. Porter à ébullition, sur feu doux, puis laisser frémir pendant 15 minutes.

Peler les oignons et les ciseler finement. Les faire rissoler, avec les lardons, dans une poêle, sur feu doux.

Ajouter les oignons et les lardons au potage. Laisser encore frémir pendant 15 minutes. La consistance doit être celle d’un consommé ou d’une sauce légère.

Faire revenir la viande (coupée en morceaux) avec les tranches de lard pendant quelques minutes.

Répartir les morceaux de viande dans les assiettes chaudes. Couvrir avec le potage. Servir aussitôt.

 

• 

Pour donner la couleur de gelee

 

« Pour faire gelee rouge.

Prennez du tornesol & faictes boullir
 auec vn peu de vostre gelée deuant 
que la passez, & donnés telle couleur 
que voulez.

Pour gelee iaulne.

Donnez couleur auec safran deuant 
que la passés.

Pour gelee grise.

Prennés du verd de vessie trempé
 dedans la gelee tant qu'il soit assés.

Pour faire gelee noire.

Prennés des pelleures d'amandes qui
 soient noires bruslees, & les mettés 
tremper dedans vostre gelee clere, restant 
passée laissés tremper trois ou quatre 
heures, puis les passerés par l'estamine
 pour auoir les pelures d'amandes 
hors, si vous voyez que la gelèe
 n'est point noire assez il faut mettre
 des pelleures dauantage.

Pour faire gelee noire.

Prennez des pierres de pesche, & les
 noyaux, & les bruslez bien noir, & les 
rompez menu, & les mettez tremper
 dedans la gelée blanche, qu'elle soit vn
 peu chaude, & mettez les pierres de perche 
tremper dedans deux ou trois heures :
 passez lors vostre gelee par l'estamine :
 si vous voyez qu'elle n'est pas
noire assez, vous pouués faire le même 
auec des amandes.

Pour faire gelee verde.

Prennez de l'eau qui soit boullie 
auec pellures de citron ou orenges, & 
bien succree, & gingembre, & mettez 
verd de vessie dedans que l'eau soit bien
 verde, & faictes gelee sans vin, & le 
passez comme les autres. Notez si vous 
y mettez vin dedans il osteroit la 
couleur verde, & la feroit grise.

Autre verde.

Prennez gelee bleue & gelee iaulne,
 & meslez les ensemble, vous aurez verd
 de papegay.

Gelee violette.

Prennez Indegouvve ou bleu d'Inde,
 & le rompez en piece, & le mettez
 tremper dedans du vin qu'il soit assez 
bleu, puis faictes gelee comme les 
autres.

Autrement en quaresme.

Prennez des violettes, & faites trois 
ou quatre infusions, tant qu'il aye couleur
 assez, & en faictes comme les autres.

Pour faire gelee passementee.

Ayés vn bache de blan fer vn pied
 de long & la largeur d'vn demy pied, 
puis vous prendrez du laict de vache
 vne pinte, & mettrés bouler quatre 
<<054>>
 onces de husblat tant qu'il soit fondu, 
puis le passés par le tamys, & mettes vn 
peu de succre dedans qu'il soit doux,
 puis estant a demy froid vous en ietterés
dedans le bache de blanc fer l'espesseur 
d'vn petit doigt, & laissés bien refroidir
 qu'il soit ferme: estant bien froid
 vous ietterés de la gelee rouge l'espesseur
 comme l'autre : estant bien froide
 vous ietterés de la gelee aulne comme 
l'autre : apres cela vous ietterés de la gelee
 grise, apres prendrés moitie iaulne
 & moitie rouge, & iettés comme les autres :
 puis prennés gelee clere sans couleur
 & encor vne fois de gelee de laict,
 estant tout bien refroidi chauffés vn
 peu le bache & renuersés sur vne planchette, 
& couppés par tranches en vn 
plat. »

 

Lancelot de Casseau

L’Ouverture de Cuisine , XVIe siècle

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Collection médicale, 32.