BIEN-MANGER

ET HUMOUR

 

Coll. A. P.-R.


Qui donc a osé dire que le chemin du cœur masculin passe par l’estomac ? Que ce conseil, trop souvent suivi, a fait de mal ! Assurément, si vous étiez assez folle pour épouser un porc, je pense qu’il vous faudrait dévouer votre vie à la préparation de soupes. Mais êtes-vous bien sûre qu’il soit un porc ? Vous commettez alors, madame, une lourde faute. Vous êtes trop modeste. Au risque de passer pour un vil flatteur, vous êtes, madame, plus importante, même à table, que le mouton. Vous pouvez avoir plus de piquant qu’une sauce à la tartare, être plus douce que le beurre. Il fut un temps où, près de vous, il n’aurait jamais su s’il mangeait du veau ou du bœuf. Á qui donc la faute ? Vous nous jugez bien sévèrement. Nous ne sommes ni ascètes, ni gourmets. La plupart d’entre nous aiment bien la table mais préfèrent leurs amours ; et leurs femmes. Faites-en l’expérience. Un dîner médiocre, si vous nous souriez, vaut mieux, après une journée de travail, que le même dîner savamment préparé par une femme silencieuse et morose, anxieuse au sujet de la sole et craignant pour l’omelette.

                                Nous voulons une femme, un camarade, un ami. Que nous importe une cuisinière au rabais ! 

 

Jerome K. Jerome

Éloge de ma paresse


De « repas ridicule »… 

 

Nicolas Boileau

Satires, III, 1665

 

« A (L’auditeur). Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,

D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère,

Et ce visage enfin plus pâle qu’un rentier

Á l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier ?

Qu’est devenu ce teint dont la couleur fleurie

Sembloit d’ortolans seuls et de bisques nourrie,

Où la joue en son lustre attiroit les regards,

Et le vin en rubis brilloit de toutes parts ?

A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?

Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,

A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?

Répondez donc enfin, ou bien je me retire.

 

           P. (Le poète) Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.

Je sors de chez un fat, qui, pour m’empoisonner,

Je pense, exprès chez lui m’a forcé de dîner.

Je l’avois bien prévu. Depuis près d’une année,

J’éludois tous les jours sa poursuite obstinée.

Mais hier il m’aborde, et, me serrant la main,

Ah ! monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends demain

N’y manquez pas au moins. J’ai quatorze bouteilles

D’un vin vieux… Boucingo n’en a point de pareilles

Et je gagerais bien que, chez le commandeur,

Villandry priseroit sa sève et sa verdeur.

[…] Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,

J’y cours, midi sonnant au sortir de la messe.

Á peine étois-je entré, que ravi de me voir,

Mon homme, en m’embrassant, m’est venu recevoir ; […]

Je le suis en tremblant, dans une chambre haute,

Où, malgré les volets, le soleil irrité

Formoit un poêle ardent au milieu de l’été.

Le couvert étoit mis en ce lieu de plaisance,

Où j’ai trouvé d’abord, pour toute connoissance,

Deux nobles campagnards grands lecteurs de romans,

Qui m’ont dit tout Cyrus dans leurs longs complimens.

J’enrageois. Cependant on apporte un potage.

Un coq y paraissoit en pompeux équipage,

Qui, changeant sur ce plat et d’état et de nom,

Par tous les conviés s’est appelé chapon.

Deux assiettes suivoient, dont l’une étoit ornée

D’une langue en ragoût, de persil couronnée ;

L’autre, d’un godiveau tout brûlé par dehors,

Dont un beurre gluant inondoit tous les bords.

On s’assied : mais d’abord notre troupe serrée

Tenoit à peine autour d’une table carrée,

Où chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,

Faisoit un tour à gauche, et mangeoit de côté.

Jugez en cet état, si je pouvois me plaire,

Moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère,

Si l’on n’est plus au large assis en un festin,

Qu’aux sermons de Cassagne, ou de l’abbé Cotin.

                     Notre hôte cependant, s’adressant à la troupe,

“ Que vous semble, a-t-il dit, au goût de cette soupe ?

Sentez-vous le citron dont on a mis le jus

Avec des jaunes d’œufs mêlés dans du verjus ?

Ma foi, vive Mignot et tout ce qu’il apprête ! ”

Les cheveux cependant me dressoient à la tête :

Car Mignot, c’est tout dire, et dans le monde entier

Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier.

J’approuvois tout pourtant de la mine et du geste,

Pensant qu’au moins le vin dût réparer le reste.

Pour m’en éclaircir donc, j’en demande ; et d’abord

Un laquais effronté m’apporte un rouge-bord

D’un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage,

Se vendait chez Crenet pour vin de l’Hermitage,

Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux,

N’avoit rien qu’un goût plat, et qu’un déboire affreux.

Á peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,

Que de ces vins mêlés j’ai reconnu l’adresse.

Toutefois avec l’eau que j’y mets à foison,

J’espérois adoucir la force du poison.

Mais, qui l’auroit pensé ? pour comble de disgrâce,

Par le chaud qu’il faisoit nous n’avions point de glace.

Point de glace, bon Dieu ! dans le fort de l’été !

Au mois de juin ! Pour moi, j’étois si transporté,

Que, donnant de fureur tout le festin au diable,

Je me suis vu vingt fois prêt à quitter la table ;

Et, dût-on m’appeler et fantasque et bourru,

J’allois sortir enfin quand le rôt a paru.

                        Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques,

S’élevoient trois lapins, animaux domestiques,

Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris,

Sentoient encore le chou dont ils furent nourris.

Autour de cet amas de viandes entassées

Régnoit un long cordon d’alouettes pressées,

Et sur les bords du plat six pigeons étalés

Présentoient pour renfort leurs squelettes brûlés.

Á côté de ce plat paroissoient deux salades,

L’une de pourpier jaune, et l’autre d’herbes fades,

Dont l’huile de fort loin saisissoit l’odorat,

Et nageoit dans des flots de vinaigre rosat.

Tous mes sots, à l’instant changeant de contenance,

Ont loué du festin la superbe ordonnance ;

Tandis que mon faquin qui se voyoit priser,

Avec un ris moqueur les prioit d’excuser.

Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée,

Qui vint à ce festin conduit par la fumée,

Et qui s’est dit profès dans l’ordre des coteaux,

A fait, en bien mangeant, l’éloge des morceaux.

Je riois de le voir, avec sa mine étique,

Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique,

En lapins de garenne ériger nos clapiers,

Et nos pigeons cauchoix en superbe ramiers ;

Et, pour flatter notre hôte, observant son visage,

Composer sur ses yeux son geste et son langage ;

Quand notre hôte charmé, m’avisant sur ce point :

Qu’avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?

Je vous trouve aujourd’hui l’âme tout inquiète,

Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.

Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.

Ah ! monsieur, ces poulets sont d’un merveilleux goût,

Ces pigeons sont dodus, mangez, sur ma parole.

J’aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.

Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,

Et Mignot aujourd’hui s’est voulu surpasser,

Quand on parle de sauce, il faut qu’on y raffine ;

Pour moi, j’aime surtout que le poivre y domine :

J’en suis fourni, Dieu sait ! et j’ai tout Pelletier

Roulé dans mon office en cornets de papier.

Á tous ces beaux discours j’étois comme une pierre,

Ou comme la statue est au Festin de Pierre ;

Et, sans dire un seul mot, j’avalois au hasard,

Quelque aile de poulet dont j’arrachois le lard.

                           Cependant, mon hâbleur, avec une voix haute,

Porte à mes campagnards la santé de notre hôte,

Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri,

Avec un rouge-bord acceptent son défi.

Un si galant exploit réveillant tout le monde,

On a porté partout des verres à la ronde,

Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés,

Témoignoient par écrit qu’on les avait rincés :

Quand un des conviés, d’un ton mélancolique,

Lamentant tristement une chanson bachique,

Tous mes sots à la fois ravis de l’écouter,

Détonnant de concert, se mettent à chanter. […]

                        Sur ce point, un jambon d’assez maigre apparence

Arrive sous le nom de jambon de Mayence.

Un valet le portoit, marchant à pas comptés,

Comme un recteur suivi des quatre facultés.

Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes,

Lui servoient de massiers, et portoient deux assiettes,

L’une de champignons avec des ris de veau,

Et l’autre de pois verts qui se noyoient dans l’eau.

Un spectacle si beau surprenant l’assembléen

Chez tous les conviés la joie est redoublée ;

Et la troupe à l’instant, cessant de fredonner,

D’un ton gravement fou s’est mise à raisonner. […]

De propos en popos on a parlé de vers.

Là, tous les sots, enflés d’une nouvelle audace,

Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse : […].

[…] Nos braves s’accrochant se prennent aux cheveux.

Aussitôt sous leurs pieds les tables renversées,

Font voir un long débris de bouteilles cassées :

En vain à lever tous les valets sont fort prompts,

Et les ruisseaux de vin coulent aux environs.

                     Enfin, pour arrêter cette lutte barbare,

De nouveau l’on s’efforce, on crie, on les sépare,

Et, leur première ardeur passant en un moment,

On a parlé de paix et d’accommodement.

Mais tandis qu’à l’envi tout le monde y conspire,

J’ai gagné doucement la porte sans rien dire,

Avec un bon serment, que, si pour l’avenir

En pareille cohue on me peut retenir,

Je consens de bon cœur, pour punir ma folie,

Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie,

Qu’à Paris le gibier manque tous les hivers,

Et qu’à peine au mois d’août l’on mange des pois verts.  »

Detail of a James Gillray cartoon of soldiers eating in a confectioner’s shop, 1797. Image @Library of Congress.

en « repas ridicule »…

 

[…] Ainsi parmi ces gens, un gros valet d’étable,

Glorieux de porter les plats dessus la table,

D’un nez de majordome, et qui morgue la faim,

Entra, serviette au bras, et fricassée en main,

Et sans respect du lieu, du docteur, ni des sauces,

Heurtant table et tréteaux, versa tout sur mes chausses.

On le tance, il s’excuse ; et moi, tout résolu,

Puisqu’à mon dam le ciel l’avait ainsi voulu,

Je tourne en raillerie un si fâcheux mystère,

De sorte que monsieur m’obligea de s’en taire.

Sur ce point on se lève, et chacun en son rang

Se met dans une chaise ou s’assied sur un banc,

Suivant ou son mérite, ou sa carge, ou sa race.

Des niais, sans prier, je me mets en la place,

Où j’étais résolu, faisant autant que trois,

De boire et de manger, comme aux veilles des Rois.

Mais à si beau dessein défaillant la matière,

Je fus enfin contraint de ronger ma litière

Comme un âne affamé qui n’a chardon ni foin,

N’ayant pour lors de quoi me soûler au besoin

Or, entre tous ceux-là qui se mirent à table,

Il ne s’en trouva point qui ne fût remarquable,

Et qui, sans éplucher, n’avalât l’éperlan :

L’un, en titre d’office, exerçait un berlan ;

L’autre était des suivants de Madame Lippée,

Et l’autre chevalier de la petite épée…

En forme d’échiquier les plats rangés sur la table,

N’avaient ni le maintien, ni la grâce accostable,

Et bien que nos dîneurs mangeassent en sergents,

La viande pourtant ne priait point les gens.

Mon docteur de Ménestre, en sa mine altérée,

Avait deux fois autant de mains que Briarée,

Et n’était, quel qu’il fut, morceau dedans le plat

Que des yeux et des mains, n’eut un échec et mat. 

 

Mathurin Régnier

Le Repas ridicule (?)

Isaac Cruikshank, 1756–1810, drawing for Twelfth-Cake at St. Annes Hill, 1799

James Sayer, 1748–1823, The Regency Twelfth Cake not cut up, and All the People rejoiced and said "Long Live the King", 1789

Un repas chez les Snobs

 

“ Mais que voulez-vous dire par un Snob qui donne à dîner ? ” va nous demander un naïf adolescent qui n’a encore vu le monde que par le trou de la serrure, ou bien quelque candide lecteur auquel il manque l’avantage d’une pratique familière des usages de la vie.

                   Eh bien ! mon cher monsieur, je vais vous faire connaître les Snobs qui donnent à dîner, non point tous, ce serait à n’en plus finir, mais du moins quelques variétés de l’espèce humaine. Et tenez, pour exemple, permettez-moi de supposer pour un moment qu’à vous, qui êtes dans une condition moyenne, dont l’ordinaire se compose d’un morceau de mouton qu’on vous sert rôti le mardi, froid le mercredi et haché le jeudi, il vous prenne un jour l’idée, avec vos ressources modiques et dans l’étroit espace de votre appartement, d’épuiser votre patrimoine en de folles dépenses et de tout bouleverser chez vous, pour le plaisir de donner des festins qui vous coûteraient les yeux de la tête. Á partir de ce jour, la classe des Snobs qui donnent à dîner compterait un membre de plus. Mais vous allez à l’économie, vous commandez chez le pâtissier des plats au rabais, vous louez chez la fruitière ou chez l’épicier des garçons de boutique que vous affublez en valets de pied et vous renvoyez à l’office l’honnête Molly, qui vous sert quand vous êtes seul. Votre table, qui brille à l’ordinaire d’assiettes de faïence ornées de fleurs et de papillons, se pare, en ce jour d’extra, de porcelaine opaque de Birmingham. Avec ces prétentions de passer pour plus riche et pour plus magnifique que vous n’êtes en réalité, c’en est fait de vous, il n’y a plus à y revenir, et vous appartenez à la catégorie des Snobs qui donnent à dîner.

                                  […] Les gens qui donnent dans ce travers, et l’on en voit guère, hélas ! qui y échappent, me font l’effet de ce pauvre diable qui emprunte l’habit de son voisin pour aller dans le monde, ou de cette dame qui se couvre de diamants prêtés. Charlatanismes et vanité ! titres incontestables pour prendre rang parmi les Snobs.

                              Un homme qui fait tout pour sortir de la sphère où sa naissance l’a placé, qui court après les lords, les généraux, les aldermen et autres grands personnages, mais qui marchande son hospitalité à l’égard des gens de sa condition, est encore des Snobs qui donnent à dîner. Voilà, par exemple, notre ami Jacques Tufthunt, qui compte parmi ses connaissances un lord qu’il a rencontré à je ne sais quelles eaux, le vieux lord Mumble, brèche-dent comme un enfant de trois mois, muet comme un croque-mort et bête comme… il est inutile de prendre un terme de comparaison. Eh bien ! Tufthunt ne donne plus de dîner où vous ne soyez sûr de voir à la droite de Mrs. Tufthunt les mâchoires dégarnies de ce majestueux patricien. Tufthunt est un Snob qui donne à dîner.

                             Vous connaissez encore le vieux Livermore, le vieux Soy, le vieux Chutney, directeur de la compagnie des Indes, Cutler, le chirurgien, et les autres. Ce parfait assemblage de vieux gloutons qui se traitent à tour de rôle, et n’ont d’autre préoccupation que leur panse, font encore une classe à part des Snobs qui donnent à dîner.

                             Vous savez bien, cette bonne lady Macsrew : autour de sa table se dressent trois grenadiers en livrée qui vous servent dans de la vaisselle plate une épaule de mouton bouilli et vous distillent goutte à goutte, dans des verres de la dimension d’un dé, un détestable liquide qu’on annonce sous le nom de xérèset de porto. Autre catégorie de Snobs qui donnent à dîner ; et franchement j’aimerais beaucoup mieux dîner avec Livermore qu’avec cette excellente dame.

                                   Dans la mesquinerie comme dans l’ostentation, dans la prodigalité comme dans le parasitisme, je vois le Snobisme et toujours le Snobisme. Mais, il faut le dire, il en est de plus Snobs encore que ceux dont nous venons d’exposer ici les travers. J’entends ces individus qui pourraient donner à dîner et n’invitent jamais personne. Arrière ces hommes qui ne comprennent point l’hospitalité ! Jamais le même toit n’abritera leur tête et la mienne. Laissons ces ladres verts ronger leur os dans leur isolement.

                           Eh quoi donc ! ne serait-il plus de gens qui exercent une véritable et sincère hospitalité ? Hélas ! mes chers amis et confrères en Snobisme, s’il en est, il en est bien peu, et, entre nous, lorsque vous invitez un ami à dîner, vos motifs sont-ils toujours bien purs et bien désintérressés ? Cette réflexion est venue bien souvent se jeter au travers de mon esprit. cet homme qui vous offre un si bon dîner n’attend-il pas quelque service de vous? Dieu sait si je suis d’un naturel soupçonneux, mais enfin, lorsque Hookey accouche de quelque nouvel ouvrage, il convoque aussitôt à sa table tous les critiques influents ; lorsque Walker est sur le point d’envoyer un tableau à l’exposition, on lui trouve, dès lors, l’humeur la plus hospitalière, il y a toujours chez lui, pour les princes de la presse, la côtelette de l’amitié et un verre de champagne. Le vieux Hunks, cet avare si connu, qui est mort dernièrement en instituant sa gouvernante son unique légataire, depuis de longues années était toujours sûr d’avoir, partout où il allait, les meilleurs morceaux ; sa méthode était bien simple : il prenait soigneusement sur son carnet les noms des enfants de ceux qui lui donnaient à dîner. Mais, quels que soient les motifs que vous puissiez supposer à l’hospitalité que vous trouvez auprès de vos amis, laissez vos hôtes, en raison de leurs vues basses et intéressées, prendre rang parmi les Snobs qui donnent à dîner, et, pour vous, il vaut mieux ne pas sonder trop avant ce mystère ; à cheval donné on ne regarde point la bouche, et, après tout, ce n’est point vous faire insulte que de vous inviter à dîner.

                           Á ce propos, j’ai encore à vous dire que je connais de par la ville certaines gens qui se tiennent pour offensés et outragés si le dîner ou la compagnie ne sont pas de leur goût. Voilà, par exemple, Guttleton, qui dîne d’ordinaire chez lui avec une portion de bœuf qu’il fait prendre à la gargote voisine ; vous l’invitez à dîner chez vous : si par hasard vous ne lui donnez pas des petits pois à la fin de mai, des concombres au mois de mars pour manger avec le turbot, c’est, à ses yeux, une offense irrémissible que de l’avoir invité à ce pauvre dîner. “ Que diable ! murmure-t-il, les Forkers ont-ils besoin de me faire venir pour manger leur ordinaire. Quand je veux du mouton, j’en ai chez moi. ” Ou bien ! s’écriera-t-il encore : “ Vraiment ces Spooners sont d’un sang-gêne qui dépasse toute limite ; ils vont commander leur dîner chez un rôtisseur au rabais, et puis ils s’imaginent que je vais donner dans leurs ragots de cuisiniers français. ”

                             Voulez-vous que je vous en serve un autre ? C’est Jack Puddington que j’ai rencontré l’autre jour, furieux contre sa mauvaise étoile, qui l’avait fait inviter par sir John Carver, en compagnie des mêmes personnes qu’il avait rencontrées la veille chez le colonel Cramley ; et le moyen, en si peu de temps, de faire provision d’histoires à leur débiter ?

                           Pauvres Snobs qui donnez à dîner ! vous ne vous doutez guère combien peu de reconnaissance vous rapportent tant de soucis et tant d’argent dépensé. Si vous saviez de combien de plaisanteries vos parasites assaisonnent le dîner que vous leur servez ; comme ils font la grimace à votre vieux vin du Rhin ; comme ils dénigrent votre champagne ; comme ils savent à quoi s’en tenir sur le dîner d’aujourd’hui, réchauffé de la veille ; comme ils remarquent impitoyablement les plats qu’on enlève intacts du banquet de ce jour pour les faire figurer au banquet du lendemain, vous ne vous donneriez point tant de tracas. Pour ma part, toutes les fois que je vois un maître d’hôtel tout près d’escamoter, par une manœuvre habile, un fricandeau ou un blanc-manger, je l’appelle aussitôt et l’oblige, de gré ou de force, à enfoncer dans ce chez-d’œuvre un acier destructeur qui ne laisse plus que des ruines fumantes. Voilà comme il faut se conduire avec les Snobs qui donnent à dîner, si l’on veut être puissant et redouté. Un de mes amis produisit une très vive sensation, dans une des meilleures sociétés, en déclarant, à propos d’un certain plat qu’on lui offrait, qu’il ne mangeait jamais de l’aspic que chez lord Tittup, et que le chef de lady Jiminy était le seul à Londres qui sût dresser un filet en serpenteau ou un suprême de volaille aux truffes. 

 

William Makepeace Thackeray

Le Livre des Snobs, 1848

L'art culinaire en images…

(fin du XIXe siècle)

 

Le malheur du dîner

 

Toute ma vie est peinte par mon dîner ; mon haut rang exige que je dîne seul : premier ennui. Second ennui : on me sert douze plats ; un énorme chapon qu’il est impossible de couper avec un excellent couteau anglais qui coûte ici moins qu’à Londres ; une superbe sole qu’on a oublié de faire cuire, c’est l’usage du pays ; une bécasse tuée de la veille, on regarderait comme un cas de pourriture de la faire attendre deux jours. Ma soupe au riz est salie par sept à huit saucisses, pleines d’ail, qu’on fait cuire avec le riz, etc. Que voulez-vous que je dise ? C’est l’usage, on me traite comme un seigneur, et certainement le bon homme d’aubergiste, qui ne me rencontre jamais dans sa maison sans s’arrêter, se découvrir et me faire un salut jusqu’à terre, ne gagne pas sur mon dîner qui me coûte quatre francs deux sous, le logement, six francs dix sous. Ma qualité d’oiseau sur la branche […] m’empêche de prendre une cuisinière. Je suis empoisonné à un tel point, que j’ai recours aux œufs à la coque ; je n’ai inventé cela que depuis huit jours, et j’en suis tout fier.

                            Racontez mon malheur à Mme Azur, et dites-lui, si elle sait les mathématiques, de multiplier toute ma vie par le malheur du dîner. 

 

Stendhal

Lettre au baron de Mariste, 17 janvier 1831*

 

* Cette lettre fut expédiée de Trieste. La « Mme Azur » dont il est fait mention n’est autre que la baronne de Rubempré, qui habitait rue Bleue (d’où son nom « Azur »), que Stendhal aima pendant quelques mois et que dans la Vie de Henri Brulard, il qualifia de « catin non sublime, à la Du Barry ». Á l’époque de ce courrier, elle était la maîtresse du baron de Mareste.

         Dans son œuvre, Stendhal est parcimonieux de détails gastronomiques. Sans doute accordait-il peu d'importance à la table. Les mentions qu'il en fait se limitent, le plus souvent, à une appréciation elliptique. Et s'il livre un menu, la composition de celui-ci traduit son manque de gourmandise. Lors de son passage à Montpellier, il se contente d'un café-chicorée avec du lait de chèvre et de tartines beurrées. Il aime à déjeuner ou dîner dans les cafés.

Viva la pasta !

 

Les favoris

de la brioche

 

 

[…] On le citait dans les Revues techniques ; sa femme avait obtenu qu’il fût nommé membre d’une commission au ministère de l’Agriculture.

                        Cette gloire modeste lui suffisait.

                        Sous prétexte de diminuer les frais, il invitait ses amis le jour où sa femme recevait les siens, de sorte qu’on se mêlait, ou plutôt non, on formait deux groupes. Madame, avec son escorte d’artistes, d’académiciens, de ministres, occupait une sorte de galerie, meublée et décorée dans le style Empire. Monsieur se retirait généralement avec ses laboureurs dans une pièce plus petite, servant de fumoir, et que Mme Anserre appelait ironiquement le salon de l’Agriculture.

                        Les deux camps étaient bien tranchés. Monsieur, sans jalousie, d’ailleurs, pénétrait quelquefois dans l’Académie, et des poignées de main cordiales étaient échangées ; mais l’Académie dédaignait infiniment le salon de l’Agriculture, et il était rare qu’un des princes de la science, de la pensée ou d’autre chose se mêlât aux laboureurs.

                  Ces réceptions se faisaient sans frais ; un thé, une brioche, voilà tout. Monsieur, dans les premiers temps, avait réclamé deux brioches, une pour l’Académie, une pour les laboureurs ; mais Madame ayant justement observé que cette manière d’agir semblerait indiquer deux camps, deux réceptions, deux partis, Monsieur n’avait point insisté ; de sorte qu’on ne servait qu’une seule brioche, dont Mme Anserre faisait les honneurs à l’Académie et qui passait ensuite dans le salon de l’Agriculture.

                       Or, cette brioche fut bientôt, pour l’Académie, un sujet d’observation des plus curieuses. Mme Anserre ne la découpait jamais elle-même. Ce rôle revenait toujours à l’un ou l’autre des illustres invités. Cette fonction particulière, spécialement honorable et recherchée, durait plus ou moins longtemps pour chacun ; tantôt trois mois, rarement plus ; et l’on remarqua que le privilège de “découper la brioche” semblait entraîner avec lui une foule d’autres supériorités, une sorte de royauté ou plutôt de vice-royauté très accentuée;

                         Le découpeur régnant avait le verbe plus haut, un ton de commandement marqué ; et toutes les faveurs de la maîtresse de maison étaient pour lui, toutes.

                 On appelait ces heureux dans l’intimité, à mi-voix, derrière les portes, les “ favoris de la brioche ”, et chaque changement de favori amenait dans l’Académie une sorte de révolution. Le couteau était un sceptre, la pâtisserie un emblème ; on félicitait les élus. Les laboureurs jamais ne découpaient la brioche. Monsieur lui-même était toujours exclu, bien qu’il en mangeât sa part.

                       La brioche fut successivement taillée par des poètes, par des peintres et des romanciers. Un grand musicien mesura les portions pendant quelque temps, un ambassadeur lui succéda. Quelquefois, un homme moins connu, mais élégant et recherché, un de ceux qu’on appelle, suivant les époques, vrai gentleman, ou parfait cavalier, ou dandy, ou autrement, s’assit à son tour devant le gâteau symbolique. Chacun d’eux, pendant son règne éphémère, témoignait à l’époux une considération plus grande ; puis, quand l’heure de sa chute était venue, il passait à un autre le couteau et se mêlait de nouveau dans la foule des suivants et admirateurs de la “ belle Madame Anserre ".[…] 

Guy de Maupassant

Le Gâteau*

 

* Ce conte appartient au volume intitulé Le Père Milon.


Ce qu’une feme désire, ce n’est pas une maison au sens ordinaire du mot. Il lui faut un logis construit par un génie. Vous croyez avoir découvert la demeure idéale. […]

                                         […] elle veut voir la cuisine. Où est la cuisine ? Vous l’ignorez. vous ne vous êtes pas occupé de la cuisine. Vous vous êtes dit qu’il y en avait sûrement une, que ce n’était pas la peine d’y aller voir; donc, vous cherchez la cuisine. Quand vous l’avez trouvée, votre femme vous fait observer que la cuisine est exactement à l’opposé de la salle à manger. Vous lui dites que c’est tant mieux, que l’on sera à l’abri des odeurs. Là-dessus, la voilà qui prend la mouche ; Elle vous dit que vous êtes le premier à vous plaindre quand on mange froid ; dans sa folie, elle accuse le sexe fort tout entier de manquer de sens pratique. Le seul aspect d’une maison vide rend une femme insupportable.

                                             Naturellement, le fourneau ne vaut rien. Il a un défaut. Le fourneau de cuisine est toujours défectueux. Vous lui en promettez un autre, un tout neuf. Six mois après, elle réclamera l’ancien ; mais il serait cruel de le lui prédire. La promesse de ce nouveau fourneau la console un peu. Une femme ne perd jamais l’espoir de posséder un jour le fourneau de cuisine parfait, le fourneau de ses rêves de jeune fille. 

 

Jerome K. Jerome

Mes enfants et moi


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